*** Dès qu'il avait entendu la pensée de la Lumière du Rêve, Dangraal avait senti son coeur s'accélérer. ***

*** Je ne conçois pas d'abandonner l'Etoile, avait-il dit. Et où était-il? A Jypska... Il s'était laissé endormir par l'apparente quiétude, laissant les préparatifs de défense ou d'évacuation se poursuivre. Il ne se sentait pas concerné, n'étant pas combattant et ne concevant pas la fuite comme une alternative acceptable. Il avait toujours fait corps avec le désert et sa cité. Si elle se faisait envahir, engloutir par le néant et la perversion, il voulait être au coeur de la tourmente. Il ne pouvait pas supporter d'être emprisonné à l'extérieur de la ville comme les habitants d'Oriandre... ***

*** Il avait brutalement abandonné son élève à Jypska. Il ne pouvait pas l'entraîner avec lui. Sans doute allait-il mourir, ou pire... ***

*** Il avait alors galopé à bride abattue jusqu'au transport nemen où il s'était embarqué. Il espérait bien atteindre Korsyne avant le Tark'nal et ses effluves. ***

*** Maltus était horrifié ***

*** Les reproches du mou étaient sensés et normaux. Dangraal savait que ceux qui auraient vent de sa volonté émettraient les mêmes réserves. C'est pourquoi il était parti seul, sans donner d'explication, sans en référer à ses pairs. ***

*** Le mou connaissait bien son symbiote. ces derniers mois, il l'avait senti changer, se renfermer de plus en plus. Dangraal s'éloignait de ses semblables, fuyant le monde, évitant les conversations. Il ne lui avait pas fait part de ses inquiétudes car il savait que le nelda ne l'écouterait pas. Son esprit lui même semblait être altéré et se murer. ***

*** La nef nemen volait silencieusement dans un ciel dégagé. Déjà leur ombre plongeait dans la grande forêt. Habituellement, ce voyage était l'occasion d'observer les déplacements de troupeaux de braxats ou la chasse des loups. Mais les bois étaient désertés. les créatures étaient terrées, invisibles. ***

*** Mais déjà le transport touchait terre.
Et le chevauchée reprenait.
Au moins jusqu'à la nuit. ***

*** Près de la station, il croisa de nombreux poussiéreux. Les visages étaient graves.
On déchargeait des cargaisons de vivres et de matériaux.
Les convois s'organisaient.
Et lui... lui qui les laissait.
Non ce n'était pas un abandon. Peut-être aurait-il dû suivre les recommandations, aider à l'évacuation, protéger les non-symbiosés. ***

*** Mais la machine Haut Rêvant était bien huilée.
Le principal était de ne pas la gripper. ***

*** Demain à l'aube, il serait à Korsyne. De la carnine, beaucoup de carnine, un peu d'eau et du bois. Il n'avait besoin de rien d'autre. ***

*** Le rédempteur savait qu'il courait à sa perte. Mais il ne pouvait tout simplement rien faire d'autre.
La mort? Définitive ou passagère?
La perversion?
Quoi d'autre? ***

*** Dangraal s'était arrêté rapidement à l'entrée de la ville où les derniers marchands remballaient leur marchandise et avait fait réserve de carnine. Ensuite, il avait filé vers sa maison.
Les rues étaient déjà désertes. L'évacuation était efficace. ***

*** Sa maison était attenante au tribunal de Toh et cette proximité le rassurait. ***

*** Il s'enferma, conscient que cette protection physique était bien inutile. ***

*** Il se rendit alors dans son bureau et se prépara mentalement. Il prépara son narguilé, posa sa réserve de carnine à proximité commença le rituel. Il vida son esprit de toute pensée. Rien ne devait émaner de celui-ci. ***

*** Il avait fermé les volets. A part la flamèche du brasero et le rougeoiement du narguilé, l'obscurité était totale. ***

*** ***

*** Et maintenant l'attente. ***

*** Dans ce calme fantomatique, aucune menace ne semblait pouvoir transpercer le coeur de la cité du Rêve.
Peu de témoignages étaient parvenus d'Oriandre. Et l'interrogation était grande. ***

*** Mais peu importe le corps, tant que survit l'esprit. Même si son enveloppe devait mourir, Dangraal espérait ne pas être projeté dans un pilier et continuer à arpenter le Rêve le plus longtemps possible. Il espérait entrer en communion avec la cité-entité et voir ce qui lui arrivait. Le voir et le vivre. ***

*** Si les murs et les tentes ne sont pas détruits, c'est l'âme de la ville qui risque d'être emportée. La ville imprégnée de carnine, la ville imprégnée du Rêve. L'entité-Korsyne est capable de s'élever dans le Rêve. Et c'est elle qu'il compte bien trouver et s'il le peut aider. ***

*** La carnine se consume, elle remplit l'atmosphère du petit bureau, s'imprègne dans les tissus et les murs. Mais Dangraal retarde au maximum le moment où il s'endormira. Il résiste, les paupières de plus en plus lourdes, cherchant à augmenter au maximum la quantité de fumée inspirée. ***

*** Et toujours ce calme. ***

*** Ce calme lourd. ***

*** Lourd de promesses. ***

*** De promesses de destruction. ***

*** Solitude ***

*** Quand les yeux se ferment lentement, très lentement... puis se rouvrent, comme pour se raccrocher à la "réalité".
Quand l'esprit se raccroche du bout du petit doigt au corps qui sombre.
Alors l'âme se libère de ses contraintes mensongères. ***

*** Dangraal était maintenant dans l'antichambre du Rêve. Il tentait de visualiser la ville.
D'abord la shamesha, coeur vivant d'où s'élevaient les Rêvants, véritable porte vers le second monde. ***

*** ***

*** De là il s'imaginait, marchant, courant même dans toutes les rues désertes de la ville. Un vent chaud soufflait du désert et faisait valser les roseaux de la place du marché. Et le passage des brumes, sombre cicatrice avait été déserté même par ses chats. ***

*** Les yeux s'ouvrent... le bureau, la maison, l'attaque... ***

*** Puis doucement les yeux se referment... ***

*** Par dessus les murs de la cité, les volutes de sable dessinaient des arabesque fantasmagoriques.
Arrivé sur le chemin de garde, Dangraal regarde vers le désert, mais ne voit que le néant, tournoyant dans une obscurité inquiétante. ***

*** ***

*** Le reste du monde avait disparu ***

*** Bientôt Dangraal ne pourrait plus se retenir et entrerait en transe. ***

*** Les murs vibrent.
Du moins c'est ce que Dangraal croit encore ressentir. ***

*** Une larme coule sur sa joue sombre. ***

*** Et il s'enfonce dans le Rêve. ***

*** ***

*** Les poils de Dangraal s'étaient entièrement dressés sur toute la surface dénudée de son corps. Ça lui donnait un allure à la limite du ridicule. Mais son visage restait fermé. Les yeux clos se crispèrent et bientôt, son corps fut traversé de secousses. D'abord légères, comme si on le chatouillait, puis violentes. De véritables décharges électriques. ***

*** Cela dure quelques secondes seulement, puis plus rien. ***

*** Le nelda était de nouveau totalement immobile. ***

*** Son esprit semblait bien loin ***

*** Le petit mou, seul être conscient, assistait à l'intrusion de la corruption. Les fissures noires pénétraient partout. Rien ne les arrêterait. Il se blottit contre le corps de Dangraal, espérant que celui-ci se réveillerait bientôt et admettrait l'évidence. Il allaient être happés par les effluves. ***

*** Depuis quelques heures, il n'arrivait plus à entendre le rêve du rédempteur. D'un seul coup, les images qu'il captait depuis son esprit s'étaient brouillées. ***

*** Il était bien seul et il voulait appeler aux secours, mais Dangraal le lui avait interdit... ***

*** La bougie s'était depuis longtemps éteinte. La nuit avait été longue, tourmentée. Maintenant, les lueurs de l'aube filtraient à travers les volets. Mais ces rayons semblaient bien sombres. ***

*** Dangraal dormait toujours profondément. ***

*** Ça avait été terrible. Ces reptations tout autour de la maison, ces crissements qui semblaient venir de l'intérieur des murs, puis cette obscurité surnaturelle. ***

*** Etaient-ce des jeux de lumière? Des ombres? Les murs changeaient. Bougeaient presque. On aurait dit qu'ils se liquéfiaient. ***

*** Mais Dangraal dormait toujours. Le Rêvant était paisible quoique les traits tirés. Depuis 3 jours entiers, il ne s'était pas réveillé, ne s'était pas alimenté. Et maintenant, son mou ne parvenait même plus à communiquer avec lui. ***

*** Alors, malgré l'interdiction, Maltus lança un timide appel vers l'extérieur. ***

*** L'Ordre s'organisait. Korsyne était tombée sous la coupe de la perversion et du néant. Les Haut-Rêvants savaient maintenant qu'un des leurs demeurait en l'Etoile. ***

*** Mais il était clair maintenant qu'ils étaient coupés du reste du monde. Ils étaient seuls sur leur île. Deux naufragés... ***

*** Le petit mou vint se blottir contre la poitrine du nelda, écoutant le rythme lent de son coeur. ***

*** Mais Maltus n'était pas seul. ***

*** Inaccessible, et pourtant si proche, une pensée venait le réconforter. ***

*** Sirilius, le Transcripteur Onirique était resté dans le désert. Il voulait entrer en contact avec Dangraal et le rejoindre dans le deuxième monde. ***

*** De très loin, une douce musique, à peine audible, parvenait jusque dans la pièce fermée. ***

*** Porté par le vent, le son d'un cavaquinho faisait fi de la perversion. ***

*** Il entrait dans la cité pervertie, fendait le silence. ***

*** Il s'insinuait jusque dans la maison. ***

*** Il réveillait le petit mou, qui s'était assoupi contre la poitrine du nelda endormi. ***

*** Il trouva le chemin vers les oreilles du Rêvant et pénétra son esprit. ***

*** Sirilius était proche. ***

*** La pensée était terriblement lointaine.
Mais Maltus reconnut le Rédempteur.
Depuis plusieurs jours, plus aucun signe, plus aucune pensée.
Et là, enfin. ***

*** Oh vite, prévenir le Transcripteur Sirilius ***

*** Dans la pénombre du bureau, la chaleur estivale s'était installée. Pourtant, la lumière qui filtrait à travers les persiennes n'était pas celle du lourd soleil du désert. Elle était teintée, opacifiée. En fait, elle était sans vie, grise et terne. ***

*** Aucun bruit ne troublait l'endroit. Nulle vie ne l'animait. Les volutes de fumée s'étaient depuis longtemps éteintes au sommet du beau narguilé ouvragé. Et l'odeur de la carnine s'était doucement dissipée, absorbée par les murs et les meubles du bureau. ***

*** Un petit mou était blotti, totalement immobile contre un corps sec et atrocement amaigri. Ce corps était celui du rédempteur Dangraal, anesthésié par une grande dose de carnine. Il avait dormi. Il avait rêvé surtout. Pendant des jours, des jours, sans se réveiller. ***

*** Il fallait approcher son oreille fort près de son museau pour distinguer un léger bruit de respiration. Et sous la cape devenue trop large, les mouvements de sa poitrine étaient imperceptibles. Aucune veilleuse ne l'avait suivi dans la tourmente. Et pour cause. Il n'avait fait appel à personne. Toutes ces journées de jeûne avaient laissé son enveloppe charnelle dans un état proche de la momification. Il faut dire qu'il n'était déjà pas bien épais. ***

*** Les yeux clos s'étaient profondément enfoncés dans les orbites et sa peau s'était desséchée. Sur son visage et ses bras dénudés, les poils s'étaient clairsemés et étaient tombés autour de lui. Sa peau, qui s'était éclaircie, recouvrait maintenant des muscles secs et atrophiés et le crâne saillant laissait voir de manière exagérée l'aspect anguleux de ses arcades sourcilières. ***

*** Depuis combien de temps avait-il fermé les yeux sur ce monde? Il avait abandonné son enveloppe, poursuivant bien au-delà du raisonnable son exploration onirique. Et les manques physiologiques qu'il avait infligé à son corps avaient dû, combinés à la grande dose de carnine inhalée, approfondir le niveau de sa transe, l'entraînant bien loin du mensonge. Mais maintenant, il se réveillait. ***

*** Aucun mouvement n'était réellement visible. Mais Maltus, connecté au plus près de Dangraal, sentit tout de suite que le corps reprenait doucement vie. ***

*** Murmure. Les plis du visage ravagé de Dangraal se meuvent légèrement. Les lèvres se soulèvent imperceptiblement. Les paupières bougent doucement. ***

*** Mais ses yeux sont collés. Le manque d'eau et la trop longue transe ont tari ses larmes. La chaleur et la faiblesse ont laissé l'infection se développer la fente palpébrale n'est plus qu'une croute sèche. ***

*** Les mains se mettent tout doucement en mouvement le long des cuisses décharnées. ***

*** Le petit mou reprend vie avec le nelda. Il a bien moins souffert que celui-ci. ***

*** La voix est faible et pâteuse. Affolée aussi. Après tout ce temps passé en transe, le retour dans le mensonge est extrêmement dur, surtout dans cet état. ***

*** Maltus avait en effet entendu la musique douce que Sirilius avait lancée par delà le désert. Ensuite elle s'était muée en une douce pensée musicale, une onde psychique sur lequel l'esprit pouvait voguer. ***

*** Même si l'oreille ne pouvait plus entendre les notes, la douce mélopée demeurait dans l'esprit. Mais Dangraal avait voyagé seul pendant si longtemps... Il avait perdu le fil des pensées de ses frères Rêvants. Il était revenu du deuxième monde et se retrouvait là seul, aveugle, quasi paralysé. ***

*** L'esprit de Dangraal s'ouvre et redevient perméable. Petit à petit, il reconnait des pensées. Morora, Yatagan, Penthésilée, Neira, Syndal... Oui. Il les entend. Mais ils sont si loin. ***

*** Et puis la musique, la douce musique qui accompagne la voix rassurante du transcripteur, les vers en runique si beaux et si mystérieux. ***

*** Porté par ce son, le corps décharné se met doucement en mouvement et bientôt il est debout. Chancelant mais debout. Et il se dirige lentement vers la porte. ***

*** Mais Dangraal une fois de plus ne l'écoute pas. ***

*** Et puis à quoi bon? Rester ici et mourir de faim... ***

*** De toute façon, toute hésitation devient rapidement vaine.
Sitôt Dangraal sur ses frêles guibolles, les murs commencent à se lézarder.
La lumière change dans la pièce.
L'atmosphère se met à trembler. ***

*** Les effluves s'insinuent. Elles pénètrent la maison. ***

*** Et tout va très vite maintenant. les ténèbres affluent comme un brouillard. Comme si elles venaient de remarquer un oubli. Furieuses, les effluves se précipitent et entourent Dangraal. ***

*** Il pose alors la main sur la poignée ouvre la porte et sort dans les rues noires de Korsyne. ***