Les Mémoires de Syfaria
Hors de toute région civilisée

Eleudice, il y a longtemps...

le Théatre de Cyno
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Sujet lancé par Vizjerei
Le 09-01-1512 à 20h30
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Posté par Agliacci,
Le 15-02-1512 à 20h19
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Vizjerei

Le Luang 9 Jangur 1512 à 20h30

 
Ma main serre un peu plus fort le bois de ma canne. Ce n'est pas à cause de la jambe. C'est à cause d'Elle.

Mes yeux ne l'ont pas reconnu immédiatement, ils ne sont plus aussi vifs qu'autrefois, mais à leur décharge elle a beaucoup changé. Pendant un bref instant un doute m'envahit. Mentalement je superpose à l'image de la gamine que j'avais laissé à l'époque et celle de la créature aujourd'hui devant moi.
Malgré mon âge, la course du temps sait toujours me prendre par surprise. Se jouant de moi comme un acteur habile, il impose à mon regard la silhouette de la jouvencelle devenue jeune femme. Digne, belle, non... magnifique.


Je me perds alors dans les méandres de la mémoire et du temps...


Je ne suis plus à Lerth, je suis de nouveau à Eleudice il y a une dizaine d'années. Les ans ne m'ont alors pas encore rattrapés, je suis toujours bel homme. Je viens à peine de quitter le service des Dames.

Cyno est le meneur de la petite troupe, notre rencontre un soir dans une taverne sombre de l'arrière pays fut une sauterie insoupçonnable, alimentée de femmes légères et de liqueur hors de prix. J'avais décidé de rejoindre l'équipée bohème sur l'insistance de son capitaine. Deux carrioles tirées à force d'Yloatakus composaient l'essentiel du cortège qui ne se mouvait qu'à la lumière des soleils pour d'évidentes raisons de pérennité.

Ce soir là l'image que me renvoi le miroir est flatteuse, comme toujours d'ailleurs. Pour la représentation j'ai passé les oripeaux de mon personnage, élégant et distingué dans le plus pur style araméen. Haut de forme en place, maintien digne, gestuelle noble voire un brin hautaine. Alors que sur la table attend sagement une canne de bois précieux au pommeau sphérique de nuances mouvantes je tends les bras devant moi, les écarte sur le côté et commence à faire passer de l'une à l'autre plusieurs cartes à jouer, sans jamais bouger autre-chose que mes longs doigts. Les figures apparaissent et disparaissent tour à tour dans mes paumes de main, semblant subir une téléportation de l'une à l'autre. Un numéro qui a demandé une somme de travail considérable, mais l'illusion est parfaite.

Soudain je m'aperçois que je ne suis pas seul. Une présence discrète dans la modeste cabine aux parois surchargées de babioles bariolées. Qui ose-donc déranger l'illusionniste ?
C'est Elle, la gamine je veux dire. Un petit bout de femme pas encore formé, un caractère qui se cherche un peu, mais un potentiel que je hume depuis déjà plusieurs mois.


Hé bien jeune demoiselle ? Votre prestation sera-t-elle à la hauteur de notre destination ?

Ce soir est un avant-propos, dans quelques lunes nous foulerons le pavé d'Arameth. Ce sera devant un par-terre de gentilshommes aux sourires carnassiers que vous exécuterez vos pirouettes. Là-bas la compassion n'existe que dans les contes, les spectateurs se montreront impitoyables. Froid comme la glace ou bien prompt ricaner du moindre signe de maladresse.


Je noirci volontairement le tableau sans rien laisser paraitre. Pas seulement par cruauté envers la drôle, il est des émotions qui doivent être provoqués. Un émoi trouble apte à exalter l'artiste ou bien la laisser chuter dans l'abîme sans fond de l'effroi.



 
Agliacci

Le Dhiwara 15 Jangur 1512 à 17h01

 
C'était il y a bien longtemps. Assez, en tout cas, pour mériter que l'on s'y intéresse sous la forme d'un souvenir de passage, un conte d'adolescence...Trop pour qu'Agliacci, de séjour à Lerth, reconnaisse le visage de Vizjerei dans la foule. C'est qu'il a beaucoup changé, la Guibolle. Au moins autant qu'Agliacci elle-même, voire plus. Comment dit-on, déjà ? Ah, oui.

Il était donc une fois...


*** La figure repliée dans l’ombre marqua quelques secondes d’hésitation. La porte de la caravane légèrement entrouverte derrière elle laissait entrer quelques rayons de Silith ainsi que le grondement permanent des voix de la troupe. La petite laissa doucement la porte se refermer derrière elle alors qu’elle se faufilait dans la loge.
C’était une très jeune liadha, qui malgré sa constitution maligne conservait encore quelques rondeurs propres à la fraîche adolescence. Ses cheveux étaient très courts, ses yeux vairons abordaient l’étranger avec une défiance qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

Elle s’immobilisa pour écouter le discours de l’étranger, qui lui était apparemment désigné. Par chance, il s’exprimait dans sa langue maternelle, et ceci avec aisance. Mais quoiqu’elle comprenait parfaitement ce qui lui disait l’étranger, elle ne jugeait pas souvent utile de lui répondre. Les mâles tydales partageaient tous à ses yeux une étrange et gênante manie au verbiage. Pourquoi leur fallait-il donc tant se répandre en paroles évidées de sens ? A quoi servaient tous ces mots ? Ils ne les faisaient pas rimer, ils ne les faisaient pas chanter. Pourquoi parlaient-ils tous ainsi ? A ses oreilles cela sonnait comme de l’arrogance gratuite. Si superficiels…

Les tydales n’étaient pas les seuls à posséder ce vilain défaut. Tous, dans la troupe, exsudaient l’arrogance superflue et mal fondée. Ils n’étaient pourtant jamais que sous les ordres de Cyno. Cyno, qui finissait tous par les avoir et qui les menait à la baguette depuis toujours. Cyno, le seul véritable illusionniste du lot, le manipulateur par excellence. Comment pouvait-on être aussi bravaches alors que le maître de la troupe se jouait de chacun d'eux ? Elle ne comprenait pas très bien, sans doute à cause de sa jeunesse.

Toutes ces raisons auraient suffi à la garder éloignée de l’étranger. Sa simple origine l’inquiétait, car elle évitait la compagnie des Matriarcaux. Mais voilà, lui, c’était l’étranger. La seule fenêtre vers l’extérieur ; une possible porte de sortie. Il n’était pas totalement sous la coupe de Cyno, encore trop fais dans la bande pour cela. Sa curiosité l’emportait sur sa défiance naturelle, quoiqu’elle ne se montrât jamais franchement sympathique avec l’individu. Le simple fait d’écouter sa conversation inepte consistait pour elle un effort amical, dont il n’avait probablement pas conscience.

Aussi l’écouta-t-elle avec soin, à distance respectable de l’individu. Tout d’abord elle ne répondit pas, comme cela semblait son habitude. Certains dans la troupe la supposaient tout simplement trop bête pour parler, ce en quoi elle ne cherchait pas à les détromper. Tant qu’ils la prenaient pour une sauvage arriérée, cela lui évitait d’avoir à fréquenter des civilisés écervelés. La petite se détourna de l’étranger et se saisit de quelques babioles qui étaient posés sur une étagère. Elle se retourna à nouveau et s’approcha en silence, posant quelques pots de grime auprès du miroir.
Le miroir…

Encore un truc de mâle, ça, songea-t-elle avec mépris, ignorant complètement le reflet échevelé que lui renvoyait ce dernier. ‘Je n’aurai jamais besoin de ça.’

Elle s’écarta et désigna le pot de peinture et le visage de l’étranger respectivement.

Tu dois te peindre la figure. Pour la représentation. Je vais t’aider.
Cyno a dit qu’il y aurait du beau monde.
Tu ne peux pas te tromper ce soir,
fit-elle, sa voix rauque et saccadée, ignorant qu'elle ne faisait que répéter ce que lui-même venait de lui dire.

Elle se tut et fixa durement l’étranger. Comprenait-il à quel point Cyno comptait sur lui ? Il était étranger à la troupe, étranger à leur univers et à leurs histoires et pourtant c’était comme s’il avait toujours été là. Chacun lui accordait une confiance naturelle et Cyno lui-même paraissait éprouver de la sympathie pour le tydale. Probablement parce qu'il buvait beaucoup plus qu'eux, de ce qu'elle pouvait en juger.. Pouvait-on réellement faire confiance à un type pareil ? La petite l’espérait. S’il lui gâchait son ticket d’entrée pour Arameth, elle ne le pardonnerait jamais.

Elle rajouta lentement, comme s’il lui était difficile de s’exprimer ou qu’elle parlait à un imbécile :

Pour répondre à ta question, je n’ai pas peur de ça.(Elle n’était pas sûre de la prononciation exacte de « prestation », et songea plus sûr de se réfugier derrière ce polymorphe pronom.) On ne peut pas avoir peur ici. On doit juste réussir.

Elle se garda de préciser qu’elle avait en réalité la frousse de sa vie et qu’elle mourrait d’impatience de se rendre à la fameuse Perle Sombre. Ce serait pour elle la première fois et elle était folle d’inquiétude : et si la ville n’était pas telle qu’elle l’avait longuement imaginé ? Si elle ne parvenait pas à échapper à l’emprise de Cyno sur place ? Son maigre rabaän ne lui suffirait jamais à se faire comprendre des passants. Il fallait absolument qu’elle s’améliore, mais Cyno refusait dernièrement de la faire progresser, la consignant à « apprendre ses textes avec l’accent qu’il faut. » Et si jamais elle n’était pas la meilleure ? Elle devait à tout prix réussir à intéresser un autre meneur de troupes là-bas. Elle ne pouvait pas se permettre d’être médiocre. Son état d’excitation était tel qu’elle avait passé la journée à espionner les Eleudiciens dans l’espoir d’obtenir des indices quant à la fameuse Arameth dont lui parlait tant Cyno, sans jamais obtenir autre chose que des genoux abîmés et un détour par une ravine boueuse qu’elle n’avait pas su repérer. Un garçon du village s’était moqué d’elle et elle s’était enfui. Fin de l’aventure.

Il était hors de question de livrer tout cela à l’étranger ou à qui que ce soit d’autre. S’ils pensaient qu’elle céderait au trac, alors ils refuseraient de la garder avec eux - c'était du moins ce qu'elle croyait. Bien que plus anxieuse qu’un Braxat suspendu à un vaisseau Nemen, elle conservait cette anxiété pour elle-même. C’était quelque chose qui lui appartenait.
Elle ouvrit un des pots de grime avec une douceur inattendue de la part d'une gamine si revêche.

Toi, la Guibolle. As-tu peur ?

Son ton était sec mais c’était peut-être la première fois depuis qu’il était entré dans la troupe que la petite manifestait une forme d’intérêt pour lui.

***






Comme si c'était la dernière fois. La première fois.

 
Vizjerei

Le Merakih 18 Jangur 1512 à 21h27

 
Si jusque là je n'avais guère prêté suffisement attention à la gamine, ses paroles ce soir là avaient -bien malgré elle- piqué ma curiosité naturelle. L'intellect, plus fin et acéré qu'une lame, se trouve souvent excité lorsqu'il tombe sur un mur, une palissade destinée à dissimuler au monde entier... Hé bien... un objet de valeur. Pas quelque-chose de monnayable non, rien d'aussi matériel, rien d'aussi vulgaire. Des espoirs, des peurs, une identité, ou mieux encore !

A la méfiance du regard je répondais par un sourire désarmant. Aux longs silences imposés, peut être par la crainte du mauvais pas, je répliquais en claquant des doigts dans un crépitement d'étincelles, laissant à l'occasion apparaitre une carte d'un jeu de Tarot à Neuf . Le renard cette fois-ci, subtil clin d’œil à un présage de cartomancienne, augure d'une rencontre, d'un stratagème ou d'un présent inattendu.

Puis je la considérais un long instant avec délectation. Il y avait du mystère bien caché sous cette apparence de gringalet. Le mutisme, la défiance, elle restait inébranlable aux chuchotements des artistes de la troupe, beaucoup d'énergie déployée à cacher un trésor, son trésor.

D'un geste aussi élégant que théâtral j'avais accepté son aide pour la touche finale apposée à mon personnage. Alors que je commençais à appliquer la peinture qui me changerait en un long et froid gentilhomme j'entamais alors le match. A moi de servir donc.


Jeune fille, je ne me trompe jamais! Pas plus que je ne ressente d'appréhension à l’imminence du lever de rideau. C'est un fait, mes anciennes maitresses ont placé en moi une somme considérable d'efforts destinés à combler leurs espérances. Je ne sais pas bien ce que vaut à vos yeux une vie passée dans la compétition la plus cruelle et la plus grandissante qu'il soit.
Mais ça n'est pas l’intérêt principal du sujet soulevé par vos propos. Non.

Combien, à votre avis, de tableaux avons-nous joués devant la progéniture et les édentés de la chanceuse bourgade traversée ? Cinquante ? Cent ? certainement plus...
Et pourtant ce soir "je ne peux pas me tromper". Outre cet atroce manque de confiance, je me demande pourquoi. Pourquoi devrais-je commettre une erreur maintenant ? Je connais les répercussions pour moi d'un effet manqué. Mais quel soucis pourraient-elles vous causer ?


Pompeux ? Un petit peu peut être... Mais il fallait bien que j'entre dans la peau du lanceur de charmes. Je laissais sans crainte la gamine m'aider dans ma préparation. Une apparition de pustules rouges et grossières ou un large et ridicule sourire de bouffon dessiné serait le signe de malice infantile ordinaire, terriblement banale. Par contre une application attentive, un soin particulier apportés au détails des traits de ce masque serait le signe du bien fondé de mon intuition.




 
Agliacci

Le Merakih 15 Fambir 1512 à 20h19

 
*** L’adolescente se rembrunit.

Qu’est-ce qui lui prenait, à cet échevelé, de lui poser toutes ces questions ? Il n’avait vraiment rien de mieux à faire ? Comme mourir dans un coin, en silence ?
Ah, il essayait de lui faire de la « psychologie », comme ils appelaient ça. Mais ça ne marcherait pas ! Que nenni !

Toutefois, tandis que la petite tydale installait un tissu rêche autour des épaules et du cou de la Guibolle –ceci, afin que ses belles guêtres ne soient point gâchées par les fards et les poudres - , elle devait admettre qu’elle était assez flattée qu’on lui porte tant d’attention. Bien entendu, jamais elle n’aurait avoué son petit pic de fierté à qui que ce soit, mais elle le savoura en silence, dans l’intimité de son crâne.

Malgré sa mine sombre et ses paroles maladroites, elle s’appliquait avec une grande méticulosité à étayer la figure de son partenaire de scène. Elle travaillait lentement mais avec une certaine dextérité, changeant d’instrument au fil de la conversation. Les autres filles de son âge et de sa race savaient peut-être comment manier une épée et porter quelques estocs, elle se rengorgeait pour sa part de ce soin très précieux qu’elle apportait à tout ce qu’elle considérait se rapprocher de « sa grande passion. »


…Cent et…et quarante-deux, murmura-t-elle avec un effort de réflexion visible (même si elle croyait avoir conservé un visage impassible.)
Elle référait au nombre de tableaux qu’ils avaient joué ensemble, quoiqu’elle ne se donnât pas la peine de le préciser.


Tout le monde a peur. Si tu n’as pas peur, alors tu n’as rien pour te battre, alors tu restes immobile et stagnant. C’est ça que tu prétends être ? Un ancien esclave qui n’a pas peur ?
Du haut de sa fraîche adolescence, la tydale paraissait très convaincue d’elle-même. Visiblement, le fait que l’excentrique tydale ait dit ne ressentir aucune appréhension l’avait courroucé.

Le reste, ce ne sont pas tes affaires.

Vraiment courroucée.
***


Comme si c'était la dernière fois. La première fois.

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