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Le Merakih 7 Nohanur 1507 à 08h30
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| *** Ces derniers temps avaient été douloureux pour le tydale de la Confrérie.
Et il s'éreintait à poursuivre le calvaire, comme si il se sentait investi d'une mission. En réalité il ne s'agissait ni de devoir, ni même d'idéologie. Il s'agissait surtout de curiosité et de désir. Avec un soupçon de démence, sans aucun doute.
Il avançait avec difficulté, car bien que vivant, certaines de ses blessures demeuraient inlassablement ouvertes. Seule la magie pouvait y changer quelque chose et il n'avait pas dans sa panoplie personnelle une telle sorcellerie.
Il priait intérieurement pour qu'Artus, lui, possède quelques arcanes curatives qui pourraient durablement (définitivement) régénérer ses tissus et ses chairs rongées par le néant et l'abysse. En attendant il ressemblait surtout à un épouvantail avec un grossier masque de bois, bien loin de son habituel style.
Et il vacillait sur la route, entre la vaste plaine et la dense forêt, entre les animaux méfiants et les monstres courageux.
Une pleine journée qu'il marchait et toujours pas de pont à l'horizon. Son sens de l'orientation l'aurait trompé ? Non, impossible. Malgré son passage là-bas, il savait toujours lire une carte et il avait laissé les Rêvants et Abel bien loin derrière lui maintenant, en suivant une direction irréprochable.
Encore un peu de courage et il verrait sans doute le visage souriant de son ami tchaë, portant avec lui ses affaires, ses histoires et ses idées.
Mais le périple ne faisait que commencer et pendant ce temps, il espérait bien que Binabik se soit penché sur sa proposition. ***
Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l'âme ? | |
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Le Julung 8 Nohanur 1507 à 02h27
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| *** De l'autre côté du pont, des bruits confus vinrent se mêler au clapotis du cours d'eau. Une meute de loups assistée d'une créature de feu s'étaient jetés sur la route pour s'arracher des quartiers de viande dans la carcasse désarticulée d'un tchaë qui hurlait d'effroi et de douleur en libérant une gerbe écarlate.
Tandis que ses chairs à vifs se répandaient sur la terre du chemin il tentait en vain de se protéger de ses sauvages assaillants en recroquevillant sur lui ses membres rouges, luisants et entamés.
Tout devint écarlate,, visqueux, puis sombre, et les sons se firent de plus en plus lointains pour le machin vermillon qui tremblait en se tortillant spasmodiquement. La souffrance diffuse lui faisait perdre la tête, et, avant que son esprit ne jette l'éponge à son tour, il rampa comme une moitié de vers jusqu'à un saule, tirant avec lui une valise bien trop lourde, sous le regard fauve des créatures qui n'en avaient vraisemblablement pas fini avec lui.
Il pouvait les entrevoir, derrière un voile de plus en plus opaque, se repaitre de morceaux de lui-même qu'ils mâchaient et concassaient dans un bruit révulsant. *** | |
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Le Julung 8 Nohanur 1507 à 19h34
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| *** Plic Plic Plic...
Les gouttelettes d'eau douce commencèrent à ruisseler le long des plaies du tchaë qui ne tarda pas à remuer la tête en gémissant puis à gesticuler frénétiquement, et pitoyablement, pour se débarrasser d'un énième agresseur. ***
Gnnngnnn ! Gnnnn !
*** La voix du petit être n'était qu'un murmure, il lançait mollement son seul bras encore valide contre les tibias du tydale... Encore et encore... Jusqu'à ce que l'eau et les soins que lui prodiguait le pantin le ramènent doucement à la raison. ***
Gnn ?
*** Il cligna des yeux difficilement, incapable de manifester autrement sa gratitude à l'égard de l'artiste qui tombait fort à point. A présent il n'était plus seul...
Sa main couverte d'une croute de sang se tortilla en direction de la valise et ses lèvres remuèrent silencieusement. *** | |
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Le Julung 8 Nohanur 1507 à 23h51
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| Les soins prodigués avaient beau être très rudimentaires, leurs effets n'en étaient pas négligeable pour autant, ne serait-ce que sur le moral du blessé.
Après une série d'essais infructueux, le tchaë abandonna toute tentative de parler, et il lui fallut de longues minutes pour se souvenir qu'il parasitait un mou. Ses lèvres cessèrent de remuer et sa pensée fut projetée vers Umbre qu'il observait à l'oeuvre à travers une paupière à demi close :
Ils étaient au moins trente, j'en ai chassé la moitié mais le reste à eu raison de moi, comment ça vous ne me croyez pas ?
La pensée fut secouée par un étrange soubresaut avant de s'alléger et de reprendre.
Si j'étais rentré à Arameth, j'aurais sans doute été décapité par la chose qui y sévit actuellement, ou j'aurais augmenté le nombre des carcasses dans le désert d'Amody.
Il marqua une pose en fermant doucement les yeux pour les ouvrir à nouveau :
J'ai perçu les pensées des gens de chez nous, il y a un Jytryan là bas. Je n'ai pas envie de le voir maintenant. Pas maintenant.
Une nouvelle pose s'installa, se reposait-il ? Ses lèvres se serrèrent légèrement alors qu'un nouveau message télépathique tourbillonnait dans sa tête.
J'ai pris un breuvage savant au premier assaut des créatures... Ca ne remplace pas les soins d'un spécialiste mais ça aidera mon organisme à se stabiliser... si la faune locale lui en laisse le temps...
Silence. Il remuait un pied en grimaçant.
Quitte à y rester je préfère le faire aux côtés d'un artiste de votre trempe et au cours d'une chasse au Jyrkalien enfermé dans un artéfact que dans le désert en retournant "sagement" trier mes fioles et compulser les manuscrits de tante Esmara. Elle-même n'aurait pas dit le contraire. Je ne serai jamais quelqu'un de "sage" j'en ai peur. Et Cislef n'aurait pas renoncé... Tout comme vous ne l'avez pas fait vous-même cher ami. Attendriez-vous d'un membre du Luth qu'il abandonne ainsi la lutte ?
Il esquissa un sourire : oui c'était un jeu de mot très audacieux, étant données les circonstances. Qu'en aurait dit l'oncle Gibo ?...
Il grimaça à nouveau, crispant sa mâchoire, alors qu'il tâchait de reprendre le contrôle de ses jambes couvertes de bandages imbibés de sang et dans lesquelles la mixture avalée plus tôt faisait son trop lent ouvrage. Son regard se perdit dans l'herbe et les buissons environnant, à la recherche d'une branche assez grande et solide pour soutenir son poids ridicule.
Son regard revint finalement vers Umbre :
Vous auriez la force et la bonté de tirer avec vous un traineau monté avec deux bâtons avec moi dedans, le temps que la mixture m'ait stabilisé ? Je pourrai toujours me servir des bâtons comme béquille par la suite...
Il n'en était pas convaincu mais qu'importe... Il sentait encore ses jambes, s'était un début. Sa sangle abdominale avait été gravement mutilée, mais peut-être qu'avec la potion...
Laissez moi venir avec vous, je n'ai jamais vu ces obsessions de mes yeux et puis je n'aurai peut-être pas besoin de mes bras pour vous assister là bas.
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Le Vayang 9 Nohanur 1507 à 00h25
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| *** Umbre adressa un invisible sourire au tchaë, derrière son masque de bois. Bien que blessé, le diplomate avait encore toute sa raison, ou plutôt toute sa déraison.
Je reconnais là le panache du Luth qui, même dans les situations les plus désespérées sait se montrer à la hauteur de l'Horloger. Vous êtes décidément parmi les meilleurs.
Le Chambellan regarda aux alentours un instant.
Je vais vous construire ce brancard et je le traînerais toute la route durant si nécessaire. Je ne suis pas un homme physique, mais de ce genre de tâches simples je peux m'acquitter, et ce malgré mon état. Je vais chercher de quoi constituer ce traîneau et je reviens.
Umbre se leva et s'éloigna quelques minutes durant avant de revenir avec le nécessaire. Il ouvrit sa valise pour y trouver du tissu. Deux de ses costumes s'y trouvaient ainsi que de menus vêtements. Il prit ces derniers pour en faire des attaches et tendit une ample robe grise et violette entre les deux grands morceaux de bois pour qu'y repose le diplomate. Il avait sacrifié un déguisement mais l'heure n'était pas à ce genre d'apitoiements.
Il revint vers Artus et s'adressa à lui avec un ton étrangement enjoué.
Votre diligence est avancée monsieur, mais souffrez que je me change avant de vous mener sur les routes. Qui plus est il vous faut encore reprendre des forces et j'aimerais me baigner un instant dans le fleuve. Ma crasse séculaire commence à s'amasser de façon fort désobligeante, même pour son porteur.
Il se pencha sur le bonhomme, resserra un bandage et se dirigea vers la berge. Par les Six, un peu d'eau allait lui faire du bien ! ***
Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l'âme ? | |
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Le Vayang 9 Nohanur 1507 à 02h06
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| Un sourire s'était esquissé sur le faciès fatigué du petit être lorsque le tydale avait glissé son trait d'humour. Alors qu'immédiatement après il se dirigeait vers la berge, la pensée du nabot lui parvint :
Oui très cher, je le souffre de mon mieux, soyez-en assuré...
La tête plus hirsute que jamais du tchaë bascula en arrière, laissant son regard divaguer dans les nuages paresseux qui s'étalaient sur un ciel lapis-lazulis. Ainsi plongé dans une muette contemplation, Artus en venait presque à oublier ce corps qui le torturait et dont il ne se sentait plus complètement propriétaire, ici il ne lui obéissait plus, là il sentait une masse étrangère qui était pourtant bien à lui. Mais son esprit, lui, s'évadait par la porte du regard pour se perdre dans les abysses célestes. Quel calme. Etait-ce l'oeil du cyclone dont parlait tant le grand Cislef ?
Des fourmillements dans les jambes l'arrachèrent bientôt à sa rêverie, le forçant à faire face à la réalité de son état. Guéris ! Guéris ! Guéris ! Psalmodiait-il en lui même pendant qu'Umbre s'approchait des flots dont le doux clapotis lui rappelait les grelots d'une grande danseuse équilibrienne qu'il revoyait en action, faisant vibrer son corps dans une transe envoutante, évoquant bêtes sauvages et créatures fantastiques...
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Le Vayang 9 Nohanur 1507 à 18h32
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| Maintenant le petit être placé sur le barda, Umbre prodigua quelques soins nouveaux à Artus et qui, cette fois-ci, eurent un effet concluant, pour le plus grand plaisir du coloré pantin. Les quelques herbes qu'il avait trouvé, mélangé à deux trois algues du fleuve, semblaient faire des miracles.
Lui même était encore un peu blessé, mais il pourrait faire son travail de trait.
Il se dirigea vers la valise - presque vide - et y farfouilla quelques instants. Il concocta un étrange balluchon dans lequel il mit les affaires restantes (quelques étranges bourses, des morceaux de tissu, un masque blanc et une coffret) et prit deux livres sous le bras. Les seuls ouvrages qu'il avait emporté pour son voyage.
Dites-moi mon ami, puis-je vous demander de faire une petite place au reste de mes affaires ? Ce balluchon de rien les contient toute. Je vais disposer de ma valise ici afin qu'elle cesse d'être un poids pour nos corps et nos consciences. Peut-être que quelque esthète Arkonien la trouvera à son goût ! Du reste j'ai également ces deux livres qui ne rentrent pas dans le sac et que je ne peux abandonner aux allures mesquines de la nature et de ses sbires.
Sans même attendre de réponse il plaça le balluchon sous la tête du tchaë, lui constituant ainsi un coussin de fortune et lui mit ses deux livres dans les mains.
Si ma conversation vous ennuie, vous aurez désormais la possibilité de vous plongez dans une lecture profonde et passionnante qui vous enverra dans le souffle historique d'une romance qui s'acheva sous les sombres augures d'un crépuscule sanguin et sanguinaire au coeur d'une Arameth en proie à des instants tragiques. Une pièce de théâtre majeure mais méconnue que je ne me lasse guère de relire.
L'autre est un satire sociale qui vous constituerait une preuve de poids si vous veniez un jour à vouloir me confondre. Sous l'aspect anodin d'une comptine pour enfant, cette histoire vous dépeint la vie difficile d'un peuple de rouages et de mécanismes - tous plus sournois les uns que les autres - qui constituent ensemble et malgré eux, une grande Horloge prétentieuse.
Récent, ce dernier ouvrage a été imprimé il y a de cela quelques années et s'est à peine échangé sous le manteau. Je lui trouve des accents de chef d'oeuvre.
Vous aurez peut-être l'occasion d'en juger par vous-même.
Sur ces mots il prit solidement les deux morceaux de bois et entama la route en commençant par le pont. Fort heureusement, Artus n'était qu'un tchaë et tout à fait léger et non un nelda de poids.
Ainsi le duo reprit la route. Il fallait désormais longer l'Orenia.
Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l'âme ?
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Le Sukra 10 Nohanur 1507 à 03h29
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| La mixture d'Umbre lui avait fait un bien fou. La douleur s'en était trouvée très atténuée, voilà qui simplifierait les choses, ça c'était sûr !
Il se laissa installer un bel oreiller de paresseux sur la nuque et deux livres dans les paluches sans broncher. De sa main valide il récupéra le second livre qui glissait de celle qui ne lui obéissait plus et y jeta un oeil curieux en écoutant les explications du tydale.
Pendant que l'artiste parlait ils progressaient, pour longer par la suite le cours d'eau à la mélodie cristalline. Ahhh... Ce son, le son des grelots de la gentille danseuse...
Son attention revint à l'artiste vers lequel il projeta sa pensée :
Par la barbe de tante Cyra, il n'est pas venu le jour où je m'ennuierai de vous écouter, ça non alors. Du moins pas tant que vous ne me réciterez pas un traité signé Mordeck. Vous n'en avez pas l'intention n'est-ce pas ? Je m'en doutais.
Il retourna un livre pour jeter un oeil à sa couverture avant de reprendre, toujours sans remuer les lèvres.
Une satire dites-vous... Quelque chose me dit que j'aurais bien tord de ne pas la lire. Et puis j'aime bien les comptines. Voui.
Je pense que je commencerai par celui-ci.
Jetant un oeil au second ouvrage :
Une pièce de théâtre... Vous savez je n'ai jamais été au théâtre de ma vie, ni n'ai jamais lu une pièce... On entend tant parler de romances, à mon avis elles ne peuvent finir "bien" que dans les larmes ou dans le sang. Une romance n'est pas faite pour se finir joyeusement, si vous voulez mon avis, et c'est ce qui lui confère son charme. Je ne veux pas dire qu'elle se doit de mal finir, cela reviendrait justement à lui faire connaitre une fin joyeuse. Elle se doit de bien finir, c'est à dire dans les larmes, ou d'avoir l'élégance de s'évanouir avant un terme menaçant d'être heureux. Ca oui alors.
Je pense que le bonheur est un affreux somnifère lorsqu'il se voit devenir le sujet d'un récit. Le coeur des protagonistes ne peut que se gaver d'un trop grand bonheur, et comme après un bon repas, il s'endort, laissant la triste raison faire son office à sa place. C'est moche, ça c'est sûr.
En revanche, s'il ne s'endort pas et commence à souffrir de son indigestion, ça devient plus intéressant. C'est l'après bonheur qui vaut le coup d'être lu si vous voulez mon avis, à condition que cet après bonheur tourne autour d'un coeur qui ne s'endort pas comme un gros patapouf.
Le bonheur... Ca doit être une illusion, une bande de terre que l'on foule à grandes enjambées en hurlant, avant de sauter dans le gouffre au bout. Et comme dirait le grand Cislef : "S'il n'y a pas de gouffre, ou au moins une bonne dépression, je vous le demande : où va-t-on, et est-ce qu'on est bientôt arrivé ?"
Qu'en dites-vous ? Avez-vous déjà aimé ?
Alors qu'il communiquait avec son brave collègue, le nabot regardait vaguement le ciel changeant, secoué par les aspérité du terrain...
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Le Sukra 10 Nohanur 1507 à 08h53
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| Umbre écoutait attentivement les propos de son confrère qui berçait ainsi le cheminement au bord de l'eau. La conversation qui se poursuivait et le climat clément donnaient au moment des accents plaisants, agréables et réparateurs.
Les mots du tchaë s'écoulaient tranquillement et l'artiste en savourait le sens. Oh combien il était d'accord ! Et pourtant vaste sujet. Umbre s'arrêta quelques brèves minutes avant de reprendre la route. Comme reprenant la cadence, il en profita pour répondre au bonhomme.
Le bonheur...
Si ce n'est pas un simple bouclier - une idée - que l'esprit s'est construit pour se protéger de cette folie qu'est la vie en lui conférant un semblant de sens....alors ce n'est qu'une suite mesquine de pauses dans le souffle acide et continu de l'existence.
Je ne crois pas que le bonheur existe, mais que l'absence de malheur oui. Et c'est de cette denrée là dont il faut profiter. Déguster l'instant présent où le plaisir se fait amant en sachant pertinemment que bientôt le tout cessera dans un tourbillon terrifiant, voilà qui est bon et plaisant !
Mais le bonheur étendu n'est que la mort de l'âme et l'assèchement du coeur. La fin de l'inspiration et le règne de l'ennui. Surin mortel qui pétrifie le monde dans une invisible agonie.
Il marqua un instant de pause et après avoir levé la tête au ciel, répondit à la question d'Artus.
Ai-je déjà aimé ? Je crois oui. En des lieux reculés, en des temps abolis. J'ai aimé le geste ému d'une danseuse, le pinceau fébrile d'un peintre, les mots amers d'un poète, le visage possédé d'une actrice. Le touché meurtri d'un sculpteur et les mélodies malades d'une musicienne.
Il soupira comme sous un imperceptible poids
J'ai aimé le crépuscule et l'aube étendant leurs longs bras colorés sur le désert d'Amody et embrassant la Perle de leurs feux pleins de promesses, alors même que je découvrais la cité. J'ai aimé les arômes du Souk, ses épices infinis et ses parfums enivrants qui parlaient d'ailleurs et d'inconnus. J'ai aimé les ruelles étroites des bas fonds charriant les rumeurs de la ville dans un flot de souffrances assassines. J'ai aimé le son que produisaient les planches de la vieille scène du Théâtre des Pendus lorsqu'on marchait dessus. J'ai aimé le chaos des costumes arbitrairement disposés dans ses coulisses délabrées. J'ai aimé les textures des tableaux abandonnés de mon ancien atelier et l'odeur des pages usées de mes ouvrages collectés...J'ai aimé des lèvres interdites, sublimes et étrangères.
Oui, je crois que j'ai déjà aimé. Il y a bien longtemps.
Il laissa passer un flottement naturel puis ajouta, paisiblement.
Et vous Artus ? Avez-vous déjà aimé ?
Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l'âme ?
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Le Sukra 10 Nohanur 1507 à 15h30
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| Le petit machin trimballé dans le traineau observait paisiblement le paysage et la faune qui y batifolait, tout en prêtant une oreille attentive à son ami qui se démenait pour les faire avancer tous deux vers l'étrange artéfact.
Interrogé à son tour, Artus se mit à ausculter pensivement son bras invalide.
Vous êtes une énigme vivante, vous savez. Un jour il faudra que je vous contraigne à me raconter votre histoire...
Laissant tranquille son bras, son regard retomba sur l'ouvrage décrit comme une satire sociale. Un demi sourire silencieux se dessina sur le visage fatigué du nabot qui reporta son attention sur le cours d'eau qu'ils longeaient.
Oui, sans doute... J'ai aimé, et j'aime toujours.
Le grand Cislef, lui, aimait le vent.
Sa main valide sortit du traineau pour en quête d'un courant d'air, d'une brise, tandis qu'il poursuivait.
Le vent c'est ce qui apporte le changement, qui brise l'ennui, qui donne au même paysage ses mille facettes, sculptant le ciel et les déserts auxquels il semble insuffler la vie, voui. Le vent apporte, le vent emporte... Il élève ce qui est en bas et abaisse ce qui est trop haut. C'est un confident, un messager, un ami inconstant et surprenant, qui sur un coup de tête peut vous mener à votre perte. Il ne parle aucune langue mais tous cependant peuvent comprendre ses mots, de l'être de poussière au grain de sable, du lointain nuage au vaste océan... Il fait onduler les cheveux des belles tchaës mieux que la main du plus doué des séducteurs, il peut griser plus que n'importe quelle drogue, et il rend dépendants les fous qui s'abandonnent à sont ivresse.
Ah... Umbre. Avez-vous déjà chevauché ? Quand j'étais plus jeune je montais Prista, la chienne énorme de mes voisins... Nous filions à la poursuite du vent à travers les rues. Comme c'était grisant... Le temps d'une course, le paysage le plus familier qui soit se métamorphose sous vos yeux larmoyants, vous entrez dans un espace où l'ennui ne peut exister et où chaque seconde est vécue si pleinement que le temps semble s'étirer devant vous comme une carpette de chez le gros Kazafir...
Le grand Cislef, lui, ne courrait pas après le vent, non... Il le chevauchait, littéralement.
Comme je l'envie...
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Le Luang 12 Nohanur 1507 à 02h13
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| Oh en dehors des chiens je suis un abominable cavalier, ça c'est sûr ! Je tiens difficilement sur un chameau. Ne riez pas, c'est vrai...
Le tchë pouvait sentir la fatigue du tydale qui prenait des pauses de plus en plus rapprochées les unes des autres. Que pouvait-il faire ?
Pour en revenir au vent, c'est Cislef qui en était amoureux. Moi, je me contente de le comprendre, du moins je crois... Mais vous avez raison au sujet des aéronefs, j'aimerais beaucoup pouvoir un jour en fabriquer un et le piloter... Oui ce serait bien je crois. Vous voyez juste, sauf pour ce qui est de la seigneurie et tout ça.
Vous savez, si je me trouvais un jour aux commandes d'un aéronef, ce n'est pas en seigneur mais en pirate que j'écumerai les cieux. Voui ! Je pourrai faire de mon aéronef mon laboratoire volant, mon chef d'oeuvre, ma pierre isotropique à moi. Et je ne vais ni être incontesté, ni être incontestable, je veux lutter contre la domination aérienne nemen ! Enfin, ce serait chouette, pour sûr.
Le vent est une chose qu'on ne peut prendre à la légère quand on veut sillonner les cieux. Je n'en suis pas amoureux, seulement je le respecte pour ce qu'il nous permet de vivre.
La communication télépathique cessa un instant. Le nabot réfléchissait. Sa main pendant du traineau qui avançait doucement frôlait les herbes fraîches de la plaine qui courbaient paisiblement l'échine. La communication reprit :
Tenez, ça me rappelle un conte que tante Esmara me répétait parfois.
Elle me disait que dans le désert, à la tombée de la nuit, le peuple caché du vent sort de sous certains rochers plats et se mettent à danser dessus. Oui je sais ce que vous pensez : on ne trouve que peu de roches plates dans le désert... Et bien justement, figurez-vous que lorsque un rocher plat est trop usé par les ébats nocturnes de ces êtres, il s'abime et devient biscornu, ou se brise et vole en éclats, et comme il n'est ensuite plus possible de danser dessus, le peuple du vent le quitte.
Aussi lorsque l'on trouve une roche plate, et que l'on attend le crépuscule, on dit qu'on peut parfois apercevoir cet étrange peuple danser dessus, accompagné par une musique qui rend fou. On dit aussi qu'en pareille circonstance, il faut coûte que coûte retenir sa respiration, pour ne pas que les créatures du vent nous remarquent. C'est la seule façon d'échapper à leur magie.
Alors vous vous dites peut-être : mais ces bestioles auraient du faire voler toutes les roches plates du désert depuis longtemps, comment se fait-il qu'elle puissent encore trouver des roches à leur convenance ?
Et bien c'est grâce aux petits enfants tchaës trop turbulents et à Jald...
Jald était un petit tchaë turbulent élevé par un berger, il y a bien longtemps. Chaque jour ressemblait au précédent pour lui, il ne voyait jamais d'autre petits tchaës, il s'ennuyait au milieu des chèvres.
Un soir ou il était dans le désert, désobéissant à son oncle le berger, il quitta la tente pour se promener.
Sans s'en rendre compte, ses pas le portèrent vers une pierre plate, sur laquelle le peuple caché du vent faisait son mystérieux office. Fasciné, il s'approcha de la roche, en retenant sa respiration. Mais au fur et à mesure qu'il approchait, il voyait autour de lui des serpents glisser dans les airs et le ciel prenait de couleurs fantastiques. Effrayé, il poussa un cri. Les têtes diaphanes des petits êtres éthérés se tournèrent vers lui pour l'inviter à se joindre à leur danse. Poussé par une invisible force, il monta sur la roche et commença à se trémousser frénétiquement, ensorcelé.
Il dansa ainsi des heures, jusqu'à ce que ses jambes se brisent, et lorsqu'il s'affala sur la pierre, les petit êtres continuèrent à danser sur son ventre.
A l'aube, les créatures disparurent dans le sable.
Jald se sentit soudain fort las, son corps était devenu incroyablement lourd, ses membres étaient devenus douloureusement gourds. Il était changé en rocher plat.
Et depuis, on raconte que le peuple caché du vent vient chercher les tchaës turbulents dans leur sommeil pour les attirer dans leur danse et les transformer en pierre plate. Voilà.
Oh elle vous aurait raconté ça mieux que moi... Et puis je ne suis pas dans le meilleurs état qu'il soit pour raconter une histoire de peuple caché, ça c'est sûr.
Il marqua une pause :
En tout cas moi je n'ai jamais vu de pareils êtres.
Il ne faisait nul doute que le tchaë mal en point retrouvait une certaine quiétude de l'esprit qui prenait à présent plus de recul sur la douleur pour s'adonner à la pensée de façon plus prolongée.
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Le Luang 12 Nohanur 1507 à 03h31
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| Malgré le poids transporté, Umbre appréciait ce petit voyage. Ils avaient à peine croisé quelques mimics et quelques sangliers mais ces derniers semblaient plus intéressés par leur propre survie que par les deux êtres de poussière. Ainsi avançaient-ils à cadence régulière, toujours plus proche de leur but. Une fois de plus il se laissa guider par les propos télépathiques du tchaë. Un conte...Voilà bien une chose qu'il lui plaisait d'entendre. Surtout un conte de croque-mitaine.
Il répondit, comme à son habitude, en usant de sa voix et non de son esprit, ce qui donnait à leur conversation une étrange forme.
Un bien joli conte, qui mêle habilement le thème puissant de l'origine du désert et celui tout à fait charmant de la peur infantile. Le peuple caché....
En disant ces mots, il parut tout à coup se rappeler d'un fait important.
Ah ! Dites-moi....
Étiez-vous dors et déjà perdu lorsque nous avons mené l'étrange rituel équilibrien dans la forêt sacrée ?
Sans attendre de réponse, le Pantin se mit à relater les évènements.
Lilyeth, Mellodi et moi avions engagés nos corps et nos instruments dans une danse folle où nous transportions dans les notes et les gestes de nos harmonies profanes le désir de nous unir à l'âme des lieux. La fièvre créatrice nous avait rapidement gagné et nous avions déjà bien entamé notre symphonie des coeurs lorsque le son d'un flûtiau gaillard se fit entendre et brisa l'accomplissement dans lequel nous nous étions lancés. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque de la sombre forêt, nous vîmes émerger un petit être étrange à l'aura bien mystérieuse....
Je vous entends déjà me dire que ce dernier n'était qu'un tchaë déguisé ! Mais la créature camouflée dans ses épais vêtements rapiécés était bien plus petit, plus agile et plus leste. La taille d'un enfant de votre peuple peut-être, avec le charisme d'un orateur.
Sa seule présence nous poussa à faire cesser la folle course de l'art sonore dont nous usions à foison. Et il chanta quelques mots à l'adresse de la princesse à grelots.
***
"Drôle de façon d'lmplorer
Que de se fondre aux étrangers !
Est-ce que le doute enlise
Ta foi en la Dame Grlse ?
De par deux fois
Prié tu as
Humiliation est mère d'humilité
Ce que tu fais n'est-il pas péché ?
D'orgeuil tu te grises
L'hérésie tu frises.
Une seule chance tu as,
Prouves à ces bois
Que ton chemin est le droit."
***
Ce pic bien mesquin allait-il décourager la tydale au charme certain ? Et bien non, elle s'avança, déterminée comme une louve et lui montra les bords tranchants de sa volonté. Convaincue qu'on la testait de nouveau, elle manifesta sa foi en demeurant sur ses assises. La scène de cette danseuse se dressant - vêtue de toute ses passions - face à la créature féerique aux accents menaçants sous les auspices incertains du crépuscule, avait quelque chose de profondément troublant.
La tirade de Mellodi terminée, la chose répondit.
***
"Le coeur droit,
Le chemin sincère,
Acte de Foi
Dans un nid de vipères.
Le coeur sincère,
Le chemin des vipères,
Acte droit,
Dans un nid de Foi.
Ce chemin est tiens
Et pour le faire leur
Que comptes-ut faire demain
Quand reviendra mon heure ?
Deux fois tu as imploré
La troisième est vérité.
La Déesse est le Désert,
La Déesse est la Falaise,
Dis-moi qui tu sers,
Je ne saurai ta genèse."
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Puis soufflant dans ce qui m'apparut être une poigne de pollen, il nous émergea dans un nuage de sensations variées, portant en lui les humeurs de l'île toute entière. Lorsque la fumée mystique se dispersa, il avait bien évidemment quitté les lieux. Malheureusement l'affaire n'a pas eu de suite et j'ignore ce qu'il est advenu lorsqu'il se manifesta de nouveau la nuit suivante, en supposant qu'il l'ait bel et bien fait.
Quoiqu'il en soit, Mellodi nous le présenta comme étant le Fifrelin, un être issu des contes équilibriens, connu pour ses mauvais tours et sa magie trompeuse qui condamne les gens à de petits malheurs quotidiens. Était-ce bien lui ou alors un autre esprit des bois ? Ou peut-être une habile farce de poussiéreux ? Sans doute n'y a-t-il pas de réponse à cette question.
Mais je tends à croire que d'une manière ou d'une autre, il était relié au peuple caché auquel vous faites référence. Du moins je l'espère. Quel dommage que vous ne fûtes pas là ! Et quel dommage que cette histoire n'ait pas de fin non plus...
Incomplète, c'est cependant une expérience enrichissante que je garde précieusement.
Il observa les alentours, distrait et nostalgique.
Il faut savoir sans doute se contenter de petites choses pour pouvoir apprécier les grandes.
Umbre s'arrêta de nouveau et profita un instant du paysage qui s'offrait à eux. Il posa le traîneau, fit quelques mouvements exercés, vérifia ses blessures et celle d'Artus au passage avant de reprendre sa charge. Il avait réellement hâte d'arriver devant cette autre Obsession.
Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l'âme ? | |
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Le Luang 12 Nohanur 1507 à 20h08
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| Artus était resté fasciné par le récit de son confrère. Dire qu'il avait manqué ça...
Oui... J'ai pourtant bien essayé de ne pas m'endormir mais je n'y suis pas arrivé. Je me suis perdu dans le monde des rêves pendant ces fameux moments... Cette histoire de bestiole est formidable. Le fifrelin était-il plus grand que moi ? J'espère que non.
Qui est Lilyeth ?
Le nabot n'avait manifestement guère pris le temps de retenir les noms des différentes personnes qu'il avait rapidement croisé à Zarlif ou sur le chemin. Il marqua une longue pause pendant laquelle il se montra bien pensif.
Il faudra veiller à ne pas ramener à Arameth un spécimen de créature du peuple caché de l'Equilibrium, il pourrait s'en suivre un beau bazar en ville ou du moins dans les couloirs de l'Amphithéâtre... Ce serait drôle, mais pas pour tout le monde.
Et comme bien souvent, il rebondit d'un sujet à l'autre...
Vous savez, la famille du côté de tante Cyra avait coutume de raconter à tout le monde que tante Esmara tenait enfermés dans sa cave des lutins sauvages, et qu'elle s'adonnait à des activités peu recommandable avec ces gens... Je n'ai jamais vu de lutins chez tante Esmara moi, ça non alors !
Il renifla.
En tout cas, tante Esmara aurait été bien d'accord avec vous au sujet des petites choses, et je pense que je le suis aussi. Voui.
C'est un peu comme les pommes minuscules d'Arameth.
Il termina sur cette réflexion qui tombait finalement comme un cheveu sur la soupe, mais comme il avait envie de pommes il avait jugé bon de placer cette phrase quelque part.
Tandis qu'il se délectait à l'idée de manger une pomme minuscule, son esprit fit un lien étrange entre une pomme et son atelier dans les bas quartier, puis entre celui-ci et les masques qui y trainaient. Il tourna ses pensées à nouveau vers l'artiste pantin :
Dites, vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi vous portez toujours un masque ! Vous n'avez pas chaud la dessous ? Moi je finis par étouffer quand je garde le mien trop longtemps dans le laboratoire.
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