Les Mémoires de Syfaria
La Région de Lerth

Sur le départ

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Sujet lancé par Serphone
Le 28-07-1508 à 00h06
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Posté par Serphone,
Le 28-08-1508 à 03h34
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Serphone

Le Luang 28 Julantir 1508 à 00h06

 
C'est ainsi que ça se termine....

Sur le haut des falaises entourant Lerth, sur la roche friable et dangereuse des écarts caillouteux de la presqu'île se tenait un tydale décharné enveloppé dans une lourde et vieille fourrure miteuse. Son manteau volait, claquant dans le vent houleux et salé. La vue sur le monde était ici un véritable miracle. Outre la rage folle et souveraine de la mer s'abattant sur la côte acérée, tout Syfaria s'étendait au loin, avec l'intensité maladive et maladroite de ses reliefs. C'était cela, et bien plus, que contemplait le sorcier. Mais son repos méditatif, son constat amoureux venait d'être troublé par un voix grave et lente. Une voix qui s'élevait derrière lui mais dont il s'interdisait le spectacle. Ses yeux restaient définitivement accrochés au tableau naturel qui lui faisait face et lui offrait de biens belles perspectives. Lui ne répondait pas, toujours silencieux. Il sentait que la voix avait des choses à dire, à lui dire et à se dire. Il préférait la voir s'épuiser d'elle-même et retourner bien vite au silence, plutôt que qu'alimenter son verbiage avec une véritable discussion.

C'est ainsi que ça se termine.
Le respectable et respecté Serphone, éminent membre du Socle de la Transcience, premier symbiosé de sa caste et Arcaniste reconnu. 40 ans de bons et de loyaux services, dont plus de 25 à analyser des Signes. Des études hors pair, un travail de fond, des recherches de haut vol et une implication sans faille. Ardent défenseur des principes de sa Faction et de la place des Témoins dans l'équilibre Syfarian. Dernier descendant de la lignée des Diaze. Expert en rejetons possesseurs et autres ectoplasmes incarnés, en corruption mentale et sur les effets psychiques des Effluves. Participant au Concile Nemen...

C'est ainsi que ça se termine.
Ridicule. Une vie jetée dans le vide, sans conclusion ni fin.
Que vas-tu faire ? Sauter ? Mourir bêtement....
On ne peut pas dire que ton existence fut un échec, un raté.
Alors, pourquoi ? Des maux de tête, une vision trop dur à supporter, des voix et des impressions confuses...
C'est bien peu. Bien peu pour mourir.


Respiration. La présence demeurait. Mais silencieuse. Le hurlement du vent reprit sans tarder ses droits, redevenant l'unique source de bruit sur la scène, avec le grondement absurde des vagues contre les énormes masses noires de la falaise. Le Transcient n'avait pas bougé ni parlé, rentrant sa tête dans son épais vêtement. Il réfléchissait. Peut-être aux mots qui venaient de lui être lancé au visage, peut-être à d'autres choses, peut-être à rien. Parce qu'il n'y avait rien à penser.



Il demeure dans notre esprit et erre dans l'océan, car les ombres du premier sont infiniment plus profondes que les eaux du second

 
Serphone

Le Luang 28 Julantir 1508 à 02h01

 
Le chemin jusqu'à la petite plage était escarpé, abrupt, dangereux.

Le Transcient s'en accommoda, jonglant avec les ersatz de marches à peine taillées dans la pierre friable. Il voulait toucher l'eau, malgré les vagues colériques, il voulait poser ses pieds nus sur les galets assemblés, marcher puis progresser dans la mer, un peu, pour se mouiller et se rafraîchir les idées. Se raccrochant une ou deux fois à des branchages bienvenu ou à des herbes salvatrices, Serphone atteint finalement sans dommage le sol. Il posa les pieds, non sans une certaine joie, sur les pierres hasardeusement entassées qui constituaient ce petit renfoncement, ce coin de solitude entre les immenses murs de calcaire sombre. Il se souvenait vaguement y être venu, à l'occasion, de temps à autres pour s'aérer la tête des schémas et des glyphes, des rituels et des cérémonies, de ses lectures et de ses écrits dans la Bibliothèque. Fort de cette impression familière, il progressa vers la mer, parcourant à son rythme la demi-douzaine de mètres qui menaient jusqu'à la grande étendue bleue. Bien vite, il laissa l'écume blanche et froide lui lécher les doigts de pieds. À quand remontait son dernier bain de mer ? Trop loin, sans nul doute. Il avança davantage, de façon à avoir les mollets dans l'eau. Son regard, lui, glissait sur l'océan, sur l'horizon et sur le ciel. Il faisait encore bien jour, malgré le crépuscule approchant.

De nouveau, la présence se fit sentir, émergeant d'une petite cavité qui trouait le mur de la falaise conjointe. Après quelques instants, sa voix, toujours grave et lente, vint perturber les pensées du sorcier.


C'était l'un de tes rêves, non ?
Ton tuteur, ta nourrice, tes parents quelquefois. Ils te contaient ces histoires de marins partis voguer sur les eaux. Qu'il s'agisse de vaillants pêcheurs ou de Contemplateurs dévoués, ou de simples Témoins désireux de le voir. De le rencontrer.
L'idée t'a traversé l'esprit plus d'une fois. Surtout depuis que tu es tombé "malade". Aller à la rencontre de l'inconnu, aller à la rencontre du S'sarkh. Tu as même espéré le rencontrer dans un voyage des plus singuliers, dans la mort...
Maintenant que tu t'es décidé, regarde....
Tu peux. Tu peux partir.

Ce ne sera pas mourir. Pas vraiment.
Bien sûr, il y a de fortes chances pour que cela arrive.
Tous ces contes, que disaient-ils ? Cela se terminait mal, à chaque fois. Même les marins qui ne font que pêcher. Qui connaissent les côtes et les zones dangereuses comme leurs poches. Même ceux-là ne reviennent pas toujours.

Du vent, un pic rocheux, un mauvaise manoeuvre, un récif, une Aberration. Voir de "simples" Rejetons. Pour les plus chanceux, et les plus rares...Le S'sarkh lui-même.
Bref, il ne faut pas grand chose.

Mais, la vraie question Serphone, ce n'est pas de voir où tu vas. C'est de voir ce que tu quittes.


Respiration. La présence demeurait. Mais silencieuse. Le sorcier fit quelques pas supplémentaires dans l'eau. Il en avait désormais jusqu'à la taille. La mer était froide, inquiétante mais peu importait. Réellement. Il 'était pas là pour y plonger et nager. Il voulait voguer, comme un navire, vers un horizon lointain et étranger, vers le S'sarkh. Ce S'sarkh qu'il avait oublié, qui avait en partie quitter ses préoccupations et ses pensées. Qui avait quitté sa vie. Il voulait maintenant l'appeler, le faire revenir pour qu'il l'engloutisse.


Il demeure dans notre esprit et erre dans l'océan, car les ombres du premier sont infiniment plus profondes que les eaux du second

 
Serphone

Le Matal 29 Julantir 1508 à 21h51

 
Un village à flanc de montagne, les pieds dans l'eau et dans la brume.
Un village de pêcheurs, de marins. De bateaux et de songes océans.
Un bourg tellement petit que les cartes l'ont oublié.
Miteux, pauvre et esseulé, il attend.




Serphone avait marché dans la presqu'île, profitant de sa quiétude et de sa beauté, loin de Lerth. Il avait fait tout ce chemin pour arriver là, sur la côte Est de Syfaria. La mine et l'attitude du Transcient ne jurait pas avec celles des habitants. Il se fondait dans le paysage. Le coin n'était pas du genre accueillant, contrairement au reste de l'Aghererh’ta S’sarkh. Il faisait toujours sombre et humide ici, même au plus fort de la saison chaude. Et on patientait. Tout le monde ici patientait. Les gens avaient l'air de patienter, naturellement.

Les femmes guettaient le retour de leurs maris. Les hommes attendaient impatiemment l'occasion de repartir sur les flots.

Le sorcier était venu jusque là pour quelque chose de bien précis. Il allait et venait entre les bicoques entassées, dans les ruelles plongeantes. Il descendait vers les pontons et les navires qui y étaient amarrés. Il descendait vers "le port". Son pauvre substitut. Vers l'onde et la marée qui léchaient les ventres des bateaux tout juste accrochés au vieux bois par des cordes hésitantes. Lui espérait ne pas avoir à attendre. Pas trop. Ses pas étaient bercés par le grincement des vaisseaux, des embarcadères et même des maisons.

Le village était calme. Très calme.



Il demeure dans notre esprit et erre dans l'océan, car les ombres du premier sont infiniment plus profondes que les eaux du second

 
Serphone

Le Merakih 30 Julantir 1508 à 00h59

 
Le Transcient observait les différentes embarcations avec distance, des petits chalutiers pour la plupart. Seul, dans ces rangées de bateaux compacts et vieillissants se dressait un plus gros navire, plus imposant, fait pour de plus longs voyages. Il était également plus neuf que ses voisins et bénéficiait de plus d'attention. Des hommes et des femmes, dont la plupart ne semblaient pas coutumier de la mer, allaient et venaient entre des entrepôts et le vaisseau. À cette distance et avec le brouillard ambiant, le sorcier distinguait fort mal ce qui se disait. Il était resté à la sortie d'une ruelle, entre deux cabanes croulantes, préférant encore demeurer dans l'ombre et dans le doute. À quelques mètres de lui, les marins du village considéraient la scène avec philosophie, tirant sur leurs cigarettes ou leurs pipes avec des gestes mille fois répétés. Gueules cassées aux traits puissants, faciès impossibles que le sel de la mer et l'âpreté du métier avaient taillé à même la pierre de leurs visages. De façon assez surprenante, les hommes parlaient doucement, comme si ils ne désiraient pas éveiller un enfant capricieux. Leurs échanges apaisaient l'esprit orageux du Transcient, emporté par des rêveries de plus en plus prégnantes.

Il quitta finalement le renfoncement dans lequel il se terrait, le coin d'ombre où il veillait pour s'engager sur les planches crasseuses des quais de fortune. Il ne se dirigea pas pour autant vers un quelconque groupement. Il préférant un long ponton brumeux et solitaire à la foule des Poussiéreux s'affairant. Son regard cherchait désespérément à percer la ligne d'horizon à travers les nuages dissipés. Il lui semblait y voir des formes, de majestueuses silhouettes danser dans l'épaisse nébuleuse grise qui dominait l'océan. Il lui semblait aussi entendre un chant, profond et indicible. Qu'une voix maintenant familière coupa abruptement.


Énigme.
Épreuve. Question. Interrogation. Problème. Symbole. Métaphore. Parabole. Secret. Sens. Langage. Jeu.
Énigme. Énigme. Énigme.

Aha ! Foutaises...
C'est là que tout le monde se fourre un doigt dans l'oeil. Partir du principe qu'il y a des choses cachées, des choses à découvrir. Des choses qui méritent d'être explorées et révélées, des choses qui méritent qu'on se casse le cul et qu'on se plie en quatre. C'est complètement faux. Accepter ce fait, marcher dans ce paradigme, ce consensus...C'est se tromper. S'engager dans une quête sans fin. Mortelle et sans intérêt.

Il n'y a rien à chercher, rien à découvrir. Il n'y a rien d'autre que ce qui est. Cela est bien suffisant. Quelque chose a eu la prétention d'être, tout simplement, et le monde entier s'empresse d'imaginer qu'elle est couverte, dissimulée. C'est pourtant évident...Rien dans ce monde n'a ouvertement décidé de se vêtir d'un monceaux de conneries dans le seul but d'être le sujet d'une énigme. Dans le seul but d'être un jour résolu.

Si quelque chose n'est pas visible ou insaisissable c'est que c'est dans sa nature. Courir après l'introuvable est une idée stupide et sans fondement, le bon sens et la jugeote le savent bien. Mais vous, vous avez ça dans le sang, avec l'hypocrisie.

Ce n'est même plus une question de volonté, comme tu le crois si fermement, c'est une question d'être ou de ne pas être.
Voilà tout.


Et pourtant, les formes indistinctes poursuivaient leurs ondulations derrière le rideau embruiné. Et malgré l'intervention du mauvais visiteur, Serphone croyait toujours percevoir l'indéfinissable chant.



Il demeure dans notre esprit et erre dans l'océan, car les ombres du premier sont infiniment plus profondes que les eaux du second

 
Serphone

Le Dhiwara 3 Agur 1508 à 17h03

 
C'est...euh...inattendu vous comprenez. Nous allons tout faire pour pouvoir vous accueillir, mais c'est du point de vue logistique. Nous sommes déjà un peu dépassés par les évènements, nous avons pris de retard et nous avons quelques faiblesses d'organisation qui commencent à nous peser. Mais...enfin...je pense que nous devrions pouvoir vous accueillir. J'imagine mal des gens refuser la venue d'un Transcient dans l'expédition. En plus symbiosé. C'est plutôt un bon signe...si vous me permettez.

Le jeune meneur fronçait les sourcils d'un air soucieux. C'était un tydale flirtant avec la trentaine, des yeux étrangement délavés et une longue crinière rousse sombre. Le front large et le teint mate, il avait cette aura étrange que dégageaient quelquefois certaines personnes tout droit descendue de la lune. Malgré l'originalité de son visage et la vilaine cicatrice qui forçait sa lèvre supérieur à grimacer, il bénéficiait d'un charme certain. Il se frotta finalement les mains et eut un sourire absent.


Bien, écoutez...Si tout se passe bien - je dis bien, si tout se passe bien - nous devrions partir dans deux jours. Dans la matinée. Je vous conseille de régler vos affaires en suspend, de faire connaissance avec les gens de l'expédition et de fermer votre maison à clef. Il faudrait également vous équipez un peu mieux. Un voyage en mer, surtout comme celui-ci, demande un minimum de préparation. Ce n'est pas n'importe quel voyage. Je pense que vous vous en rendez compte. J'imagine d'ailleurs que c'est pour ça que vous êtes là. Bref, faites vos bagages et revenez ici demain soir.

Il y aura un grand dîner tous ensemble avant le départ quelques heures après. Nul doute que les gens vous solliciteront. Beaucoup d'entre nous sommes Contemplateurs....


Le capitaine serra fermement la main du sorcier décharné, le salua puis s'en alla vaquer à ses occupations. Autour du navire, les gens s'agitaient encore dans d'imperturbables allées et venues. Les vagues clapotaient tranquillement contre le ponton et les quais grinçants ne cessaient de chanter leur désagréable complainte. Serphone leva les yeux au ciel. Avait-il clos tout ce qu'il avait à clore ? Clore n'était pas vraiment le mot. Rangements, nettoyage...Mais trop de choses en cours, trop de choses non-finies. Les conclure signifiait partir dans quelques années. Et il voulait partir maintenant
.


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Serphone

Le Matal 5 Agur 1508 à 00h35

 
Le lendemain soir.

Il restait quelques heures, infiniment rien, avant le grand départ. On avait malheureusement placé le Transcient au centre de la grande table, faisant porté sur lui la plupart des attentions. Sur la vingtaine d'individus présents, plus de la moitié s'enquerrait de son avis sur tel ou tel point de l'idéologie, de l'actualité de la faction ou du voyage à venir. Comme la totalité des personnes étaient non-symbiosées, ses réponses se faisaient rares et quasiment inaudibles, exprimées dans les faibles croassements dont il avait le secret. Malgré cet évident problème de communication, et l'envie visible du sorcier d'en rester au simple fait du repas, ceux qui allaient être ses compagnons de route n'en démordaient pas et avaient visiblement accueilli la nouvelle de sa venue avec enthousiasme. Ils en profitaient avec une vigueur étonnante à la veille du grand saut. Le tydale décharné, lui, écoutait d'un oreille un peu perdu et naviguait sur les flots tumultueux de ses réflexions intérieures. Il calculait, sagement. Que calculait-il ? Tout...

Il observait aussi, innocemment. Il y avait le meneur, celui à qui il avait parlé hier, un jeune tydale vigoureux répondant au nom de Norm. Il y avait aussi un couple de trentenaires, des tydales également. Dalio et Liopé. Impossible pour Serphone de savoir si ils étaient frère et soeur ou époux et femme. Ils partageaient le même physique svelte, les mêmes yeux très noirs et une attitude désengagée, un peu lointaine. Eux étaient en retrait et parlaient peu. Il y avait aussi Québir, un nelda au poids indécent. D'autant plus indécent qu'il n'était pas bien grand pour un membre de sa race. Il avait le museau épaté, la fourrure filasse et des petits billes claires à la place de ses yeux. Ce physique lui rappelait vaguement quelque chose mais il n'arrivait plus à mettre la main sur le "pourquoi". C'était particulièrement intrigant dans la mesure où il semblait l'éviter soigneusement.

Il n'y prêta pas plus attention, déjà suffisamment harcelé par un Propage tchaë en fin de carrière qui avait cru bon d'emmener toute sa famille avec lui sur le vaisseau. L'homme se faisait appeler Tibur en clamant que personne ne désirait entendre son véritable nom tant il était long et imprononçable. Et à chaque fois, de voir sa femme, ses enfants et ses petits enfants s'esclaffer d'un rire tendu. Drôle de numéro que celui-là...Il avait une aisance avec les autres et un humour sûr qui le rendait sympathique, mais certaines éléments dans son attitude dérangeaient profondément Serphone.

D'autres encore peuplaient l'assemblée, comme le terne Octave d'Olvo aux allures de grand rapace, l'inquiétante Dora aux allures de sorcière alcoolique ou la jeune Ignès Yuhe, adolescente livide aux vastes yeux océans. Trois individus que, pour le coup, le sorcier connaissait déjà. Octave était un vieil ami, celui-là même qui lui avait fait prendre connaissance de ce périple engagé à la rencontre du S'sarkh. Dora était quelque chose comme la cousine d'Octave. De fait, Serphone avait eu à subir sa présence dans les dîners que les d'Olvo organisaient régulièrement. Ignès, quant à elle, avait été une de ses apprenties.

Le reste des gens l'intéressait déjà moins. La plupart était de simples marins. Et même si les marins avaient beaucoup à lui apprendre sur certains questions, il ne se posait pas encore les dites questions. Cela viendrait sans doute dans les jours à venir.
Il se contentait pour le moment de subir les assuats de ses compatriotes ou d'aller et venir d'un sujet de discussion à un autre, soutenant quelquefois un propos par une gestuelle ou énonçant une phrase pleine de mystique au milieu d'un silence. Finalement, ceux qui l'entouraient s'animaient d'eux-même et au fur et à mesure que le vin coulait, le laissaient tranquille.

Dans le bruit continu des débats et des bruits de vaisselle, dans la nuit et les lueurs du repas, Serphone pouvait errer paisiblement dans les vicissitudes de sa psyché et régler ses comptes avec lui-même.



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Serphone

Le Julung 28 Agur 1508 à 03h34

 
C'est parti ! tonna la voix de Norm, installé aux commandes de son vaisseau.

Les marins s'agitaient sur le pont, courant en tout sens pour délivrer le navire des dernières chaines qui le retenaient au port et à ce rivage oublié. Serphone, lui, demeurait fixe et seul à contempler la presqu'île. Ses côtes, ses falaises et ses montagnes. Les lumières de Lerth, au loin, que l'on devinait dans l'aube timide invitait l'esprit du vieux Transcient à ne pas oublier leur chatoiement accueillant et les mémoires de son existence passée entre ses murs. Il y avait une sorte d'adieu dans ce regard aux yeux multiples dont la brume exprimait les larmes et la tristesse. Mais dans le coeur du sorcier ne filtrait aucun regret ou remord, rien qui puisse affecter sa détermination. Il n'y avait pas d'autre volonté que celle de découvrir l'océan et la demeure du S'sarkh, de découvrir le S'sarkh lui-même et les émanations de sa puissance. La vie de Serphone prenait une tournure inattendue, celle d'une quête menée loin de chez lui pour des réponses concrètes, hors de la Bibliothèque et hors de la ville. En marge de tout. Des réponses qu'il ne trouverait sans doute pas. Sa résignation n'avait pourtant rien d'amère ou de brisée, mais bien tout d'une décision murement réfléchie mêlée à une impulsion inspiratrice, presque soufflée par les invisibles muses de la connaissance. Le Témoin était presque forcé, poussé, contraint de mener à bien cette expérience mystique et scientifique. Et il ne voulait pas s'y refuser, de toute manière. Si les conclusions pouvaient être funestes, elles pouvaient aussi être rédemptrices.

Sa main squelettique se perdit dans une des poches de son manteau et rencontra dans son cheminement le petit mou muet qui l'accompagnait partout. Il s'en saisit et le sortit à l'air libre. La chose ne lui avait jamais adressé la parole, ne serait-ce que télépathiquement, et il ne lui avait jamais parlé non plus. Ils étaient étrangers l'un à l'autre tout en étant en symbiose parfaite.Cela força un sourire ironique aux lèvres cousues du sorcier. Les paradoxes de l'existence le poursuivaient partout et alimentaient même ses démarches en toute chose. Partir et rester, voyager et demeurer, découvrir et réfléchir. Il était trop tard pour faire marche arrière et ce simple fait eut l'effet d'une grande libération. Serphone, quelque part, était soulagé. Libéré et tranquille. Le bateau quittait définitivement ses étouffantes amarres pour glisser avec lenteur sur l'onde glacée. Le village et les masses rocheuses qui l'encerclaient se firent de plus en plus distantes. En quelques minutes, elles avaient disparues dans les épaisses brumes. Le brouillard, pourtant omniprésent, ne semblait pas gêner l'équipage et les hôtes. Il y avait dans l'air comme un parfum étrange. Joie, crainte, désir et résignation. Un savant mélange d'émotions qui ne pouvait prendre sens que dans cette unique situation.

Tout le monde. Absolument tout le monde, y compris les marins qui s'affairaient, jetèrent un long regard en arrière et avalèrent des larmes étouffées en voyant la silhouette torturée de la presqu'île laisser place au bleu océan sombre et inconnaissable. Tout le monde sauf le Transcient. Lui portait une oreille attentive aux alentours et entendit, percer dans les brumes, un chant profond et étrange, lugubre et hypnotique. Avant de voir se dresser dans la grisaille embrouillée des ombres gigantesques, longues et effilées. Monstrueusement belles.

Alea jacta est.



Il demeure dans notre esprit et erre dans l'océan, car les ombres du premier sont infiniment plus profondes que les eaux du second

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