Les Mémoires de Syfaria
Hors de toute région civilisée

La petite fille aux allumettes

(en mission secrête)
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Sujet lancé par Penthésilée
Le 17-12-1508 à 12h50
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Posté par Penthésilée,
Le 18-12-1508 à 00h15
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Penthésilée

Le Merakih 17 Dasawar 1508 à 12h50

 
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Penthésilée s'est éloignée du petit groupe qui l'accompagne depuis sa sortie au nord de Jypska et progresse désormais seule dans la lande gelée, figée dans sa gangue de neige et de glace.
Elle a brulé toutes ses allumettes et ne sait plus comment se réchauffer les pattes.

Le paysage blanc, aux détails noyés dans de longues écharpes de brume, n'est pas inhabituel en soi. Il rappelle des souvenirs qui n'ont rien de désagréables à la jeune nelda. C'est au cœur de l'hiver qu'elle s'est retrouvée symbiosée, et qu'a commencée l'étonnante aventure l'ayant menée jusqu'ici. C'est là qu'elle a vraiment changé d'existence, qu'elle a pris son envol et connu une deuxième naissance.

Mais la prairie est aujourd'hui transie, prisonnière d'un hiver qui n'a pas de fin programmée. Les herbes rases et les buissons, lorsqu'ils percent la neige, évoquent des mains aux doigts crochus, morts en tentant vainement de retenie la chaleur de l'automne finissant. La lumière des deux soleils de Syfaria diffuse à travers une vapeur de givre qui environne tout, donnant un relief extraordinaire au temps. L'hiver est la chambre de Grior, la Durée. Lorsqu'il dort, tout dort. Il est ce qui passe quand rien ne se passe.

Les créatures natives et les monstres corrompus souffrent du froid dans leur chair et sont animés d'une insatiable faim, d'une férocité dévorante. Ils n'ont plus grand-chose à manger et traquent, au mépris du danger, toutes les proies passant à leur portée. La Sentinelle ne compte plus les cadavres raidis qu'elle a croisés, pétrifiés par l'hiver éternel dans des postures variées, enkystés dans la glace tels des hauts-reliefs gravés à même le marbre dur qui tient désormais lieu de sol. On ne peut plus creuser, le soir, de trou d'aisance. On ne peut planter de clous pour la tente qu'avec difficulté. Dès que l'on travaille, que l'on sort son arme du fourreau – quand elle sort – ou que l'on mange, l'engelure menace et la sourde froidure qui étreint toute chose s'attaque immédiatement à vos pattes, à vos doigts, à vos coussinets, à votre truffe et à vos oreilles. Malgré sa fourrure voluptueuse et sa queue immense portée en écharpe, la Rhona peine à conserver sa chaleur et son énergie. Elle en viendrait presque à souhaiter un combat, pour faire circuler le sang dans des régions du corps qu'il semble vouloir déserter.

Sur les routes, il n'y a personne. Les poussiéreux restent chez eux. Les congères ralentissent la progression des voyageurs, et la température continuellement négative tue sans pitié les imprudents qui partent sans s'équiper avec grand soin. Le manteau d'albâtre dont la nature se couvre a tout d'un drap mortuaire, d'un linceul déposé là par pudeur, pour cacher aux yeux éplorés des vivants la sinistre vérité : oui, Syfaria se meurt, et même pour une Haut-Rêvante persuadée de poursuivre sa Quête au-delà de la mort et de l'abime du temps, la nouvelle n'a rien de philosophiquement réjouissant.

La Veilleuse pense à ses proches, à ses parents, à Mraw'La. Elle pense à Ligerio. Elle se demande si sa présente mission est utile, souhaitable, ou simplement raisonnable. Peut-être court-elle droit à la mort, comme si les dangers de l'hiver ne suffisaient pas, comme si ses compétences la mettaient à l'abri de la corruption et des rejetons... n'est-elle pas en train de pêcher par orgueil ? Ce monde n'aime pas les gens vaniteux, et le leur fait violemment savoir à la première occasion. Il se pourrait que la jeune nelda en fasse rapidement les frais.

Ses pas la mènent vers une rivière... gelée. Cette dernière n'est plus un obstacle, et peut être traversée sans détour. La Sentinelle se méfie, cependant : impossible de jauger l'épaisseur de la glace. Les traces qu'elle aperçoit sont fugaces, car il neige sans discontinuer. Apparemment, seuls de petits animaux ont tenté l'expérience.

Elle s'avance, prudemment, les oreilles dressées, posant ses coussinets bien à plat. Son lourd appendice caudal balaie l'air de droite à gauche, par saccades, jouant le rôle d'un balancier. Devant elle, l'étendue plane et cotonneuse de la glace enneigée s'étend sans limite apparente, la berge opposée étant masquée par un brouillard dantesque. Très vite, la Rhona perd de vue son point de départ, et se retrouve encerclée par un univers de lait sans relief aucun. Elle ne voit qu'elle, suspendue dans un univers de blancheur intangible.

Elle avance, usant de ses empreintes passées pour conserver, tant que faire se peut, une direction à peu près rectiligne. Elle n'a plus la notion du temps passé, elle marche, avec lenteur. De subtils craquements et grincements l'alertent parfois, alors elle ralentit encore, ou dévie momentanément sa trajectoire. Puis elle reprend sa progression...

A cent mètres d'un bord, ou est-ce à deux cent mètres, elle distingue une vague masse sombre vers l'avant, sur sa gauche. Un arbre ? Un taillis de rive ? Un ilot ? La glace, aux alentours de la chose, semble amincie et malsaine. Pourtant, Penthésilée insiste et parcourt la dizaine de mètres nécessaire à une meilleure perception de ce qu'elle devine. La brume s'ouvre d'un coup, révélant le drame qui s'est joué ici, et va s'achever sous ses grands yeux :

Un placide s'est aventuré sur le fleuve, comme la jeune nelda. Moins chanceux, et nettement plus lourd, il a traversé la glace d'une patte et s'est retrouvé coincé. En se débattant, il n'a fait qu'élargir le trou qui désormais l'emprisonne à hauteur du torse. Ses deux bras musculeux, étendus sur la neige, lui maintiennent la tête hors de l'eau. Mais il ne bouge plus, complètement épuisé et surtout, frigorifié. Seuls ses pupilles dilatées semblent encore animées de quelque vie, et fixent la voyageuse avec... incompréhension.

C'est cela, au fond, qui touche et blesse la Sentinelle plus que la situation elle-même : le placide ne comprend pas. Il interroge la Haut-Rêvante du regard, silencieusement, avec comme une pointe de désapprobation ou de reproche. Tout indique qu'il n'est pas surpris de la voir, qu'il l'avait entendu venir, mieux : qu'il l'attendait. Elle-même ne bouge plus, tétanisée tant par le froid que par le spectacle. Il n'y a rien à faire pour l'énorme quadrumane. Il doit bien peser trois quintaux, son corps est complètement paralysé, et l'approcher davantage avec cette glace traitresse relève du suicide. La créature est condamnée, elle le sait.

Comme obéissant à quelque signal invisible, le placide pousse un dernier grognement grave, plus contrarié qu'autre chose, retire ses doigts griffus de la neige et se laisse lentement couler sans quitter Penthésilée des yeux.



Penthésilée
Vigie du Rêve
Chroniques

 
Penthésilée

Le Julung 18 Dasawar 1508 à 00h15

 
Un chapelet de bulles, suivi d'un ballet d'ondes concentriques, clos la disparition du grand ursidé.

Le trou blanchit, se couvre d'une pellicule délicate évoquant une dentelle, puis s'épaissit à mesure que les flocons de neige l'alimentent en matière. Penthésilée ne s'est pas éloignée de trois pas que le trou, déjà, s'estompe et disparait du paysage fluvial. Dans une demi-heure au plus, il n'y paraitra plus, et toute la vie du placide englouti aura basculé dans l'oubli, dans le néant. La Haut-Rêvante frissonne, plus que le froid ne l'impose...

Elle reprend sa route.

Enfin, elle atteint l'autre rive. Ses yeux peinent à transpercer la brume, toujours aussi dense, promesse d'embuscades malsaines et pernicieuses pour son âme volontiers imaginative. Comme ces moush'tins qui voient des monstres dans l'obscurité de la chambre et des visages haineux dans les nuages, la jeune nelda peuple l'inconnu de créatures hostiles. Il lui faut se reprendre : non, Syfaria ne lui en veut pas personnellement...

Sur la rive droite de l'Orenia, la faune est plus clairsemée encore qu'aux alentours de Jypska. Ici, il n'est pas nécessaire d'alterner les courses et les dérobades pour progresser sans heurts, ou presque. La Sentinelle en profite pour parfaire sa science de l'observation : elle est douée et déjà, repère ses ennemis - et ses amis - potentiels de loin. Mais elle peut encore s'améliorer, comme l'enseigne Ahsha, aussi grimpe-t-elle sur une congère plus volumineuse que les autres et, à partir de son perchoir improvisé, scrute les alentours aussi loin qu'elle le peut. Le voile gelé qui floute le paysage est une gêne sérieuse, mais en prenant son temps, comme Grior l'y incite, Penthésilée apprend...

Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre l'essentiel : lorsque les yeux faillissent par manque de visibilité, les autres sens à disposition peuvent avantageusement prendre le relais. Les neldas, réputés patauds et dotés d'une mauvaise vue, bénéficient d'une ouïe fine et d'un odorat développé. La Haut-Rêvante ferme les paupières...

L'air froid lui pique la truffe, mais transporte son lot d'informations à qui lui prête attention : il y a, quelque part vers l'Est, un gros mammifère dont l'odeur musquée est familière à la voyageuse. C'est un sanglier furieux !

On le serait à moins, par cette température à ne pas mettre un groin dehors.


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