*** Une douce mélopée s'élevait aux abords de la shamesha ***

*** Bien loin de perturber le voyage des Eveillés, elle entourait leur songe, tel un voile de brume ***

*** Une musique douce ***

*** Un rêve sonore... ***

*** Une âme en peine perdue errait dans les rues.

A la recherche de réconfort, de réponses à ses questions, de ce qui pourrait la sortir de ce cauchemar.
Transe éveillée d'une nelda qui ne Rêve pas.

Ses pas l'ont machinalement menée vers le lieu de tous les apaisements, le Shamesha.
Les ruelles au silence ouaté, emplies de fumée enivrante. Chez elle.
Dans toutes les cités de Syfaria elle serait chez elle tant qu'il y aurait cette odeur-là.
Combien lui en restait-il à explorer ? Bientôt plus aucune.
La fuite était un remède miraculeux....


Elle marchait, mécaniquement, le nez en l'air, les yeux presque fermés.
Pas besoin de regarder pour savoir où aller.
Une douce mélopée l'attirait, aussi sûrement que la lumière attire le papillon.
C'est par là qu'elle dirigea ses pas.


Une autre odeur connue se mêla aux effluves de carnine et d'encens.

Dangraal.

Son coeur meurtri se dilata une seconde de bonheur.

Ami.

Conseil.

Sagesse.

Repos.

Réponses.


Elle marcha jusqu'à l'origine de la musique, et seulement là ouvrit les yeux. ***

*** Le petit Rêvant était là, devant elle. ***

*** Akhavë allait lui parler, le saluer, mais quelque-chose la retint. La musique était... différente. Jamais elle n'en avait entendu de pareille. ***

*** Ce n'était pas particulièrement beau. Non. Mais le motif musical, doux et répété pénétrait l'esprit. Il virevoltait dans l'air et entrainait les pensées à sa suite, comme la trainée suivant l'étoile filante. ***

*** La sensation hypnotisante était proche de celle liée à l'inhalation de carnine... ***

*** Elle regardait Dangraal. Ses paupières recouvraient ses yeux morts. Ses doigts répétaient inlassablement les mêmes mouvements, avec une régularité de métronome. Sa respiration était lente et ample. ***

*** Le narguilé encore fumant ne laissait planer aucun doute. ***

*** Le rédempteur était en transe. ***

*** Alors elle demeura muette.
Et prit place aux côté de celui qu'elle admirait.

Il était beau, ainsi, tellement beau avec son aura de sagesse et de mystère.
Elle aurait aimé dégager une aura comme ça.

Mais non.... elle était douleur, souffrance, et autres émotions nocives.
Parviendrait-il à l'aider ? A éloigner d'elle ces affres de malheur qui la poursuivaient ?


La musique l'emportait dans sa ronde mystique. Elle connaissait ce pouvoir, l'utilisant instinctivement.
Elle s'allongea sur les coussins, saisit le narguilé et le porta à sa bouche.
Emit un rond de fumée épais et régulier qui flotta en s'élargissant jusqu'à rejoindre les volutes qui nimbaient la pièce.
Referma les yeux, savourant la carnine et son effet délassant.


Rêva.

Elle tenta de rejoindre le Rédempteur dans son Rêve, tendant de toutes ses forces son esprit vers lui, essayant de le suivre au fil de sa mélodie. ***

*** La musique changea. ***

*** Un long silence avait laissé supposer que la mélodie était terminée. Mais les doigts se remirent à parler au travers de l'instrument. ***

*** Plus piquant, plus aigu.
Le son racontait une histoire. De petites pointes sonores. Aucune semblable à l'autre. Comment pouvait-on trouver autant d'harmoniques différentes? Sur une seule corde, les possibilités semblaient infinies, toutes distinctes, toutes pures et brillantes. ***

*** Contrairement aux premiers temps, aucune phrase, aucune répétition ne pouvait accompagner l'auditeur. Il était entraîné dans une immense galaxie sonore dont les possibles semblaient infinis. ***

*** Tourbillon de couleurs et de sons étroitement entremêlés.

La danse magique de ses sens emportés par la semi-transe plonge dans l'oubli toute la douleur des derniers jours.

Akhavë rêve, elle n'est plus. Elle n'existe plus.

Son corps abandonné sur les coussins du Shamesha, son esprit s'envole, librement enchaîné à la musique et à la carnine.

Plus de souvenirs, plus de pensées, plus de souffrance.

Plus de Neira, plus de Tom.

Plus rien à part Dangraal et son caraquinho, le narguilé, la carnine.

Que Furm l'emporte! Que Grior la laisse dériver pour toujours sur les rives du Second Monde qu'elle n'atteindra jamais!


Une pensée parasite s'infiltre cependant: "Je suis une mauvaise Rêvante."

Et soudain, le rêve se ternit en cauchemar. Insidieusement, la pensée tisse sa noiree toile autour de la danse de l'âme de la jeune neldame, entravant sa liberté retrouvée, gâchant son bonheur, entachant sa quiétude de viles suppositions.

Et si Dangraal partage avec elle un bout de ce petit rêve, il peut voir quelque chose comme une tache d'encre noire contaminer tout ce qui la jouxte.

Une marée de tristesse, de colère, de frustration, de honte. Des mots qui font mal, qui blessent ce coeur déjà brisé en tant de morceaux qu'il est impossible à réparer.

"Je ne mérite pas d'être ici. Je ne sais rien faire. Je ne Rêve pas, quel intérêt pour l'Ordre ? "

"Personne ne m'a aimée, finalement. Personne ne veut de moi. "

"Je veux disparaître. Je veux mourir..." ***

*** Le corps au pelage blanc s'agite, le visage se crispe. Le sueur perle sur son front, tandis qu'elle se débat pour s'arracher à la transe, à ce cauchemar qui affole son coeur et la fait trembler.
Elle a peur.
La magie de la mélopée est rompue... ***

*** Mais la musique ne s'arrête pas là ***

*** Des accords sombres et obscurs rattrapent l'esprit en perdition. Grincements, pincements. Les sons volent sur son humeur. La danseuse trébuche. ***

*** Mais le cavalier la guide ***

*** Rêve, mensonge et réalité tourbillonnent autour des deux âmes complices ***

*** Dangraal est toujours en transe ***

*** Tous ces sons... Tous ces sons ne peuvent provenir de sons seul instrument...
Une symphonie
Une explosion ***

*** L'orchestre onirique rattrape l'âme de la perdue qui sombrait dans les abîmes du désespoir, et la remettent en selle.

La balade se poursuit, paysages changeants, le soleil revient petit à petit dans leur rêve commun.

Akhavë se calme, sa respiration se fait plus régulière.

Il l'a sauvée, elle savait qu'elle pouvait lui faire confiance.

Rassemblant ses forces, elle se joint à la mélodie par un chant mystérieux, sans paroles et sans air.

Symphonie vacillante à la recherche d'équilibre.

L'esprit de la neldame est une volute de fumée noire, tourbillonnant pour se débarrasser de ses miasmes.

La musique l'entoure, l'enlace comme une amie douce et tendre; elle se laisse amoureusement faire.


La transe commune se poursuit. ***

*** Le silence était revenu depuis plus d'une heure déjà. Mais les échos de la musique résonnaient encore dans les oreilles de Dangraal. Impression sonore identique à la persistance d'une image sur la rétine... ***

*** Entre rêve et mensonge, la musique tissait sa toile ***

*** Le rédempteur avait senti la présence devenue familière. La jeune esculape était à côté de lui. ***

*** Habituellement, elle l'accueillait à ses retours de transe car elle l'avait plusieurs fois veillé déjà. Mais cette fois-ci, sa respiration était douce et lente. Son esprit silencieux... ***

*** Dangraal attendait qu'elle se réveille. ***

*** Entre rêve et cauchemar, son esprit oscille.

Hésite. Est tenté. Tombe. Se noie.

La musique l'a sauvée, elle est revenue.

Partie, abandonnée, seule. Elle sent l'absence.

Sa présence physique éloigne leurs âmes, elle veut se réveiller.

Le voir, lui parler. Se blottir dans sa sagesse... ***

*** Akhavë ouvre les yeux, cligne un peu. Tourne la tête et voit Dangraal. ***

*** Sourire esquissé, tellement faux que c'en est à hurler.

La douleur est toujours là, tapie; mais l'ambiance rassurante du Shamesha fait taire les peines de la blanche neldames, elle s'assoit. Fixe de ses yeux d'émeraude le nelda encapuchonné.
Attend. ***

*** Le ton était radieux. Dangraal semblait en pleine forme.
La morosité de l'hiver lui était étrangère. ***

*** Un large sourire, plutôt inhabituel envahit le bas de son visage, visible sous la capuche. ***

*** La jovialité de Dangraal la surprend.

Quoi, il n'a pas senti sa détresse, son chagrin ? Cette souffrance qui la place en permanence aux confins du désespoir, à deux doigts des abîmes de la folie ? Cette folie qui l'a quittée, la plus visible part du moins, pour une autre, plus insidieuse, plus tranquille... Plus meurtrière.... ***

*** Elle conserve son sourire, observe, la tête penchée sur le côté, celui du Rédempteur. Inhabituel. Mais ses mots sont un baume sur son âme blessée, et la joie qu'il éprouve à être en sa présence lui est le plus cher des cadeaux. Au moins lui, apprécie sa compagnie, la rechercherait même! Et son avis lui importe...
Sashi Grior. ***

*** Akhavë sourit encore, quoique ses paroles badines soient en partie vraies. Le sent-il, l'encapuchonné ? Sent-il à quel point elle est près du non-retour ? Probablement pas, sinon il s'inquiéterait.
La blanche s'assoit donc bien droite, attrape un biscuit aux fruits dans la coupelle posée à proximité et continue. ***

*** Les crocs acérés mordent dans le biscuit, qui cède en dispersant ses miettes sur la tunique assortie à ses yeux de la neldame. Un coup de patte les chasse. ***

*** Le ton d'Akhavë trahissait un certain trouble. Mais Dangraal s'en rendait à peine compte.
Peu sensible aux émotions d'autrui, ou peut-être trop enfermé dans sa bulle. ***

*** Il continua à s'exprimer sur ce ton enjoué. ***

*** Il se mit à rire. ***

*** Il se tut un instant.
Il ressentait bien dans le silence étonné toute la stupéfaction d'Akhavë
Mais aucune gêne ne venait le tarauder.
Il avait découvert une nouvelle liberté de parole. ***

*** Il saisit lui aussi un biscuit qu'il croqua avec appétit. ***

*** La neldame achève son biscuit, et sourit largement. L'enthousiasme de Dangraal est contagieux, surtout pour elle; elle oublie pour le moment ses préoccupations personnelles, pour s'intéresser aux découvertes du Rédempteur. ***

*** Elle éclate de rire, la fausse modestie est inutile. Elle est ravie. ***

*** Elle pensait à ces séances de rééducations qu'elle lui avait proposées avant de partir pour Lerth. Il faut les mettre en place, maintenant, histoire de passer un maximum de temps en sa compagnie. Et puis ainsi, elle exercera son métier d'une façon approfondie; qu'est-ce qu'on pourrait demander de plus à une suivante de Grior ?
Le temps, elle va le prendre, dorénavant. La fuite est terminée.
Dangraal est là, il a besoin d'elle. Elle ne va pas le décevoir.
Elle pose amicalement sa patte blanche sur celle du nelda, légère pression et sourire éclatant. Dites-m'en plus. ***

*** Il était presque étonné de cette question, à mille lieues de ses pensées. ***

*** Son enveloppe physique, déchirée par les effluves avait lentement cicatrisé. Les stigmates étaient gravés de façon indélébile sur sa chair. Mais aucune souffrance ne taraudait plus Dangraal.
Et surtout, ils faisaient maintenant partie de lui. Mélange de détachement et d'acceptation.
Le vaisseau de son esprit s'était transformé. Mais celui-là ou un autre...
Son histoire était écrite sur son visage.
Comme des runes. ***

*** Sentant l'inquiétude de l'esculape, Dangraal enchaina ***

*** Comment partager une quête qu'il avait toujours vécue comme personnelle et intime.
Le Rêve.
Depuis si longtemps.
Au début, incapable seulement de rêver
Et maintenant ***

*** Le corps.... Element qui a tellement desservi Akhavë, qui lui a même peut-être causé la souffrance qu'elle vit aujourd'hui, ce corps qu'elle s'était attachée à soigner, elle le découvre aujourd'hui inutile, vain, mensonger. Mensonge. Tout n'est que Mensonge.
Dangraal a l'air heureux. La neldame en est surprise et ravie, elle qui ne supportait pas de lire la tristesse et la douleur imprimés dans son être, auparavant. Il a avancé, dans Sa Quête, et il a trouvé un début de réponse. Quelle chance. ***

*** Elle lui sourit, avec toute la douceur qu'elle lui témoigne toujours. ***

*** Elle tend la patte vers lui, la pose sur la joue scarifiée, avec tendresse. ***

*** Akhavë se rapproche du nelda, pose sa seconde paume sur l'autre joue pour scruter le visage marqué de Dangraal, approchant leurs truffes. Les traces sont profondes, violentes; la cicatrisation a été anarchique, et ce n'est plus qu'un faciès douloureux, même si la douleur s'en est allée. Non, il y a trop de souffrance sur ce visage si doux, si bon, si salvateur. Il doit retrouver les traits qui seyent à sa condition.
Rédempteur. ***

*** Les mains de Dangraal se mirent machinalement à danser le long du manche de son instrument.
Il ne se rendait apparemment même pas compte qu'il jouait.
Une musique lente, envoutante et plutôt déconcertante accompagnait maintenant ses paroles. ***

*** Douceur des notes.
Délice et tendresse. ***

*** Il repousse doucement les mains qui caressaient sa face. ***

*** Akhavë sourit. Il était finalement toujours aussi clairvoyant, et c'était réconfortant. Elle contemple ses mains qu'il a écartées avec une sorte d'étonnement et répond sans lever la tête: ***

*** Elle relève la tête. Ses yeux brillent de larmes contenues. ***

*** Petit rire triste et cynique. Puis elle retrouve sa voix habituelle: ***

*** Il rit de bon coeur. ***

*** La voix cassée, tremblotante ne laissait planer aucun doute. La jeune neldame était tourmentée. Elle souffrait bien plus qu'elle ne voulait le laisser paraître.
Aveuglée par sa soif de guérir, elle ne voyait pas le mal qui la rongeait.
Elle avait été son plus solide soutien pour se reconstruire.
Dangraal était heureux de pouvoir essayer de l'aider à son tour. ***

*** Chaque phrase était toujours ponctuée d'un son. Une trame musicale accompagnait son discours qui se transformait en une ode. ***

*** Une chanson qui fait réfléchir. De la musique pour accompagner les mots qui creusent et sondent son âme. ***

*** Elle lui sourit tendrement. ***

*** Savez-vous ce qui me ronge ? Savez-vous que je suis morte, à l'intérieur ? Que je ne suis plus qu'une enveloppe vide ? Que mon âme multiple s'est délitée, desséchée, qu'il n'en reste qu'une peau de chagrin, à peine assez pour continuer à vivre en paraissant normale, pas en ayant l'air du zombie que je suis ?
Savez-vous, Rédempteur ? ***