*** Pas à pas, l’un après l’autre, une silhouette s’avançait lentement dans les quartiers les plus sordides de Zarlif , telle une ombre patiente. Il n’existait nul autre endroit où toute démarche attirait malgré toutes les précautions prises les soupçons les plus tenaces, aussi Thufir s’attacha-t-il à laisser un maximum de distance entre lui et les ombres malveillantes de la nuit. Silith venait d’achever son irrésistible et imprévisible course vers l’horizon et s’effaçait désormais, laissant place aux lunes de Syfaria qui brillaient d’une lueur décadente.

Le vent avait amené son lot d’odeurs et l’on pouvait presque respirer, pour peu que l’on s’y attache un minimum, les senteurs de sel et d’algues des mers lointaines. Le tout se mêlait à l’âcre odeur des narguilés et des pipes de carnine, de tabac et d’herbes hallucinogènes. Les bas-fonds vivaient de ces ambiances intrépides où la justice de la Dame Grise ne faisait pas son office, et il était heureux, d’ailleurs, qu’elle n’y aventure pas les pieds. Thufir remonta sa capuche et noua une écharpe jusque son nez, masquant une bonne partie de son visage. En ces lieux, il ne devait être vu, ni reconnu. Ici, il était l’ombre dérangée qui somnolait le jour et grondait la nuit. ***

*** Quelques foulées de plus et l’on oublia bientôt son passage. Au détour d’une énième ruelle, l’ambiance musicale, les rires et les cris d’ivrognes s’évanouirent, comme disparus dans un autre plan. La nuit ferait son office, plus tard. Il hâta le pas subitement, tourna encore à gauche, puis à droite, jusqu’à se trouver dans une impasse qui sentait les poubelles. La lumière ne filtrait plus.
Un regard à droite, un à gauche, personne. Ouvrant sa pelisse sombre, il détacha une corde fixée autour de sa taille. Avec une dextérité étonnante, il la déroula, la fit tournoyer autour de sa tête quelques secondes puis lança son bras. A la vérité, il lui fallut réitérer son geste trois fois ce soir là pour que le grappin atteigne enfin le rebord d’une fenêtre et s’y accroche avec assurance. Mais l’histoire ne retenait pas les détails.
Lorsque son accroche fut jugée suffisante, il escalada la paroi, se hissant jusque la fenêtre.

A l’intérieur, il fut accueilli par la douceur du feu, qui tamisait la pièce d’une lueur faiblarde. Un rapide coup d’œil lui indiqua qu’il n’était pas attendu, ainsi qu’il le supposait. Un petit plateau sur lequel reposaient trois bouteilles vides menaça de le découvrir, lorsqu’il faillit le percuter, mais il reprit rapidement son souffle et se dirigea silencieusement jusqu’au lit. Le mouvement régulier de la couverture, qui se gonflait et se dégonflait, accompagné d’un lent sifflement, lui révélait que son hôte dormait paisiblement.
Malheureuse petite créature que la Mort venait frapper, profitant de ses dernières heures de repos avant le trépas ultime. Qu’il était cruel de l’arracher, là, de son sommeil. Qu’il était simple d’en finir seulement, profitant de ces minutes offertes. Mais tel n’était pas le terme du contrat.

Thufir dégaina sa dague, solidement fixée à sa taille et la serra vigoureusement. Le contact rassurant du pommeau contre sa paume fit accélérer de plaisir les battements de son cœur. Plus que quelques pas. Quelques minutes seulement. Se rapprochant encore du lit funeste, il fut bientôt si proche de sa victime qu’il sentit comme une caresse le souffle faible de sa respiration apaisée, remontant jusqu’à lui des odeurs de mauvais vin, de bière et de fromage. Il ôta un gant, le laissa tomber au sol et passa alors une main délicate dans les cheveux de l’ivrogne, caressant sa sombre tignasse graisseuse avec l’amour d’une mère pour son fils. Lorsqu’enfin sa victime s’éveilla, toute surprise de trouver là cette ombre silencieuse, penchée au-dessus d’elle, Thufir empoigna ses cheveux et sa main droite, porteuse de la dague, fila rapidement jusqu’à un cou non protégé. Le contact froid de lame contre sa gorge fit sursauter le dormeur éveillé, lequel gémissait désormais d’une voix tremblante. « Qui ? » sembla-t-il murmurer dans un souffle. ***

*** Un instant, Thufir faillit prendre pitié à la compréhension terrifiée qui balayait le regard de sa victime. Un instant seulement, car il fit bientôt danser sa dague sur la gorge du dormeur, qui s’étouffa bien vite dans des gerbes de sang opaque. ***

*** Les quartiers pauvres et délabrés de Zarlif, une ombre insignifiante dans la vie mouvementée de la rebelle et délurée cité de poussière, joyau des arts et des plaisirs. Là, une âme vagabondait, en quête de plaisirs malsains, en quête d’une existence nouvelle. Elle ne marchait pas, non, elle glissait silencieusement au milieu du tumulte des bordels et des auberges, se gaussant de l’ivresse de celui-ci et de la joie estudiante de celui-là. Face à l’insouciance des jeunesses dépravées, son plaisir éphémère, elle planait librement, consciente de ses propres turpitudes.

S’arrêtant là, au carrefour de son destin, face à une porte de chêne renforcée de moulures délicates, couvrant les vacarmes de la fête, de l’autre côté. Cette auberge, là, ou le bordel, en face. Des plaisirs foncièrement différents, mais présentant chacun un certain intérêt. Finalement, l’auberge obtint sa préférence, présentant l’avantage certain de joindre l’utile à l’agréable, bien que l’agréable aurait eu aisément gain de cause. Œdipe se glissa donc à l’intérieur, le visage masqué par une écharpe grise aux reflets noirâtres, et s’assura que le premier coup d’œil lui procurerait la maîtrise de la situation.

A l’intérieur, l’ambiance feutrée de ces nuits endiablées, où se mêlaient les rires, les chants d’ivrognes, les conversations bruyantes et le tintement des verres. Le peuple de poussière célébrait sa liberté tranquille, oubliant là les préceptes de sa Déesse, s’oubliant dans le plaisir des longues soirées débridées. Les hommes de la Grise interviendraient peut-être, en médiateurs, ainsi qu’ils le faisaient de temps à autres, et le peuple profitait là des ultimes heures de liberté qui s’offraient à lui.
L’étude lente et minutieuse de la pièce révéla à Thufir/Œdipe ce qu’il voulait savoir. Carlos se tenait au fond de la pièce et partageait un verre avec une pléthore de tydales aguicheuses et quelques gros bras, d’autres anonymes meublant la pièce avec une insouciance remarquable. ***

*** Ainsi devrait-il y passer… Alors, autant en finir de suite. Et son pas léger le porta jusqu’à la table du criminel, ignorant les autres sans pour autant négliger sa vigilance. D’un geste, Carlos congédia les dames de compagnie et fit tirer une chaise à côté de lui. Œdipe s’y installa sans un mot.
De longues minutes passèrent au cours desquelles Carlos riait bruyamment des blagues de ses hommes de mains, affublant ici et là certains de sobriquets dégradants dans le tumulte des rires forcés des autres. Œdipe se joignit à la danse. Tout cela faisait partie d’un code. Puis, le silence vint à table et Carlos glissa rapidement. « Qu’en est-il ? » ***

*** Sortie de son contexte, la phrase eut fait rire le plus taciturne des roublards de Zarlif. Mais Carlos l’accueillit par un sourire froid. « Bien. Bien. J’aurais peut-être autre chose… » ***

*** Silence. Terrible... « Œdipe, Œdipe… vos tarifs n’ont pas évolué. » A quoi Thufir répondit par un sourire glacé, se devinant sous l’écharpe qui cachait son visage. ***

*** Autour de la table, le climat se durcissait, inévitablement. Des veines saillantes commençaient à pondre autour du front dégarni de l’escroc mafiosi, lequel, d’un geste un seul, informait ses hommes de main de la situation. Thufir interprétait ces gestes par trop familiers et ses sens se mirent en garde. Tous. Simplement.
Petit à petit, l’ambiance se dégradait dangereusement et les rires de l’auberge raisonnaient creusement, comme irréels. La musique, pour autant, poursuivait son œuvre. « Qui ? »
C’était là le signal, il le savait… La question inévitable que prononçait chacune de ses victimes à l’aube de la mort. Et les hommes de main du caïd l’avaient compris car ils portèrent sitôt la main à la gaine, parés au combat. Thufir fut le plus rapide. Se redressant rapidement, il dégaina son krys, feinta puis frappa. Le premier fut atteint aux aisselles, après avoir imprudemment tenté de porter le premier coup. Tournant sur lui-même, Thufir fit voler la table, surprenant le second, qui gueulait après que vin et alcool de mjert fut aspergé dans ses yeux. Il s’effondra, aveuglé, beuglant sa rage et sa souffrance. Le troisième et dernier donna, comme toujours, plus de mal à Thufir. Ses gestes étaient précis et il heurta le flan de l’assassin, qui grimaça sous son écharpe. Une vilaine estocade qui intima le doute chez un roublard pourtant rompu au combat, faisant gagner à l’homme de main de précieuses secondes.
Thufir fut toutefois plus prompt et, esquivant une estafilade qui aurait pu s’avérer fatale, vint pivoter autour de sa victime. Lorsqu’ils furent dos à dos, il empoigna son krys qu’il enfonça dans le dos de son adversaire, lequel dégurgita sang et gerbes d’alcool dans un cri d’agonie écœurant. Carlos, qui avait pris la fuite, fut bien vite repéré. Thufir ôta de sa ceinture l’un de ses disques de guerre et, pivotant encore, lança le disque métallique, lequel vint se planter entre les deux omoplates de l’escroc qui s’effondra en tremblant. Dans l’auberge, des cris retentirent et, dans la panique, les premiers ivrognes se bousculaient jusque la sortie. Carlos, qui baignait dans son sang, balbutia encore un « Qui ? » inaudible avant de succomber, étouffé par sa propre graisse.

Sous le regard apeuré de l’aubergiste, Œdipe fila à l’étage et, envoyant voler la première porte qui lui était accessible, se hissa jusque la fenêtre pour s’évader par les toits. ***