*** Orol'Nar était présent depuis le lever de Maelia. Quelques contemplateurs étaient déjà affairés à scruter l'océan et, ne voyant pas quoi faire de plus, il avait joint aux leurs son regard alors qu'en fait, il était surtout présent si tôt parce qu'il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. On lui avait demandé de prendre la parole pour conter ses contemplations... ou pour parler de la contemplation... il ne savait plus très bien et n'avait osé demander. Et prendre la parole devant une assemblée pour... parler ! C'était là une chose qui terrifiait le fier guerrier. Certes, préparer une attaque organisée sur des groupes de rejetons demandait de coordonner des groupes de poussiéreux, mais en ces cas-là, la nécessité et la situation lui dictaient ses discours naturellement. Mais ça... parler pour le simple fait de parler... discuter...

La ligne d'horizon lui fit du bien.Le loitain, le vide apparent, les détails de la vie et des vagues, chaque reflet individuellement et la mer en son ensemble... tant de façons de regarder, tant de façons de lire. L'immense et le fragment. Voilà la vie qu'il aurait pu choisir au sein même de son Socle. Cela apportait un sens tout autre au terme "contemplation". Il se sentait petit et immense à la fois. Impuissant face aux éléments et colosse omnipotent.

Hors de danger. Certes pas comme dans ses voyages... ***

*** Le soir venu, Krepion parvient sans mal à se trouver sur la liste des invités.
Avec une liste inexistante et aucun nelda qui joue les videurs à l'entrée, il faut dire que ce fut relativement facile pour le vieux tchaë de se glisser tranquillement jusqu'à une table du buffet et entamer un nouveau festin, celui de la veille aux frais des Propages l'ayant mis en appétit...

Finalement, à tout bien réfléchir, le vieillard n'est pas si mécontent de l'exil dans lequel l'Erudite l'a envoyé. Mis à part l'épisode à Korsyne, c'était somme toute une riche idée, convient intérieurement l'ancien marin en s'empiffrant consciencieusement des divers plats issues de la mer qui s'étalent sous ses yeux comme une provocation.

Lors de ses voyages d'antan, les Témoins lui avaient toujours semblé assez sympathiques, et la succession de ces soirées où l'on trouve le boire et le manger non seulement gratos, mais en plus à volonté, ne peut que le conforter dans cette appréciation...

Bref, Krepion est en train de se délecter d'un petit canapé de caviar et d'une brochette de crevettes grillées à point, tout en dégustant -si si- un nouveau verre de blanc. Il se réjouit intérieurement du fait qu'il n'y ait pas encore grand monde d'arrivé et en profite pour se goinfrer un maximum, lorsque soudain une sensation à la fois inconnue et familière le traverse, manquant de le faire s'étrangler de frayeur aussi bien que de surprise.
Cette sensation inconnue, c'est l'entropie, avec laquelle le vieux marin n'a pas vraiment d'affinité depuis qu'un jeune couillon de la bulle rouge n'avait rien trouvé de plus amusant que de tester sur lui un bras de fer mental, le faisant passer en une demi-seconde de l'état de vieillard rabougri à celui de vieillard rabougri agonisant...

Krepion se retourne avec indignation et cherche quel peut être cette fois-ci le jeune malotru, mais c'est sur un autre vieux tchaë rabougri que son regard se pose, non sans surprise.
Seulement, alors que Timéo finit d'incanter avec succès un deuxième sort d'Aura de feu -sortilège pas le moins du monde nocif, au demeurant, mais ça Krepion n'en sait foutre rien- le doute n'est plus permi quant à l'auteur du terrible méfait.

Habituellement couard et donc peu agressif, le vieux marin s'insurge avec véhémence : ***

*** Le vieux crouton en question ne semble curieusement pas apprécier le qualificatif, et rétorque aussitôt, visiblement énervé : ***

*** Les quelques verres de blanc y étant sans doute pour quelque chose, Krepion s'énerve à son tour.
C'est vrai, quoi, ce vieil impotent est en train de lui gâcher son banquet. ***

***
La série de doux qualificatifs s'accompagne de véhéments moulinets de canne, dont le dernier touche au but : le tibia du vieillard maigrelet.
Oui, c'est un peu mesquin, mais toujours efficace... ***

*** Le vieux marin se démène pour échapper à l'emprise de Timéo sur sa vieille veste trouée, quand subitement un autre tchaë vient se mêler à ce cordial échange en laçant lui aussi un sortilège sur Krepion. Ce dernier prend à peine conscience que ses rumathismes paraissent subitement moins douloureux, et jette aussitôt un regard noir à Tchakok : ***

*** Bien qu'il semble agé d'un certain nombre d'années, le Mage Quintessentiel -surement un larbin bleu à la solde de Thanakis envoyé ici pour l'espionner- lui tire la langue avec une ridicule puérilité. ***

*** Krepion jette un oeil rapide vers les tables du banquet, craignant un instant que tous les bons vins mis à disposition n'aient finalement été remballés, mais vérifie avec soulagement que tout est toujours là. ***

*** La canne de Timéo manquant de peu de fracasser ladite bouteille dangereusement posée sur le bord de la table le rappelle soudain à son premier problème, et Krepion reprend l'échange de mots doux où il l'avait laissé avant l'intervention du deuxième emmerdeur : ***

***
Il achève sa réplique d'un coup de canne bien placé: le petit doigt de pied du vieux tchaë -tout aussi mesquin, mais encore plus efficace- avant de décider de passer à une arme plus sérieuse : sa main libre attrape une dorade bien grillée dans un des plats du buffet derrière lui et l'envoie en plein dans la face de Timeo Benedwal.
SPLATSCH ! ***

*** Krepion ne peut s'empêcher de happer quelques petits morceaux de poulpe qui lui dégoulinent sur les épaules et de les grignoter en se disant qu'il ne faut pas gâcher. Tout en rétorquant au vieux témoin, la bouche à moitié pleine : ***

*** Le vieux marin attrape la louche dans le saladier de soupe à portée de main et en déverse le contenu sur le crâne de Timéo, encore plus lisse que le sien. Avec aussitôt un soupçon de remord : pour l'avoir goûtée juste avant l'arrivée impromptue de l'enquiquineur, il sait cette bouillabaisse particulièrement savoureuse...
Or Krepion, qui n'a justement pas pour habitude de manger souvent à sa faim, est un peu peiné par le devenir de ces mets.

Le vieux Benedwal doit sans doute parvenir à la même conclusion, car il repose la brochette de crevettes qu'il venait de prendre en main et se remet à incanter.

Sans effet notoire, semble-t-il au marin qui se tâte tout de même rapidement à la recherche de pustules ou de verrues diverses. Non, rien. en fait il y a bien un effet, mais n'étant pas le moins du monde initiés aux trucs louches de ces fourbes de magiciens, Krepion ne s'en rend même pas compte.
Le manque de réaction n'aide pas le vieux vieillard à se calmer -sans doute s'attendait-il à ce que Krepion se roule par terre en hurlant de douleur ?- et il empoigne de nouveau sa canne... que le titubant ivrogne de la Fraternité n'a pas de mal à esquiver -sans pour autant le faire exprès.

Le festival de cannes reprend donc, et le marin, lui, réussi son coup -toujours sans réellement le faire exprès... Sa canne s'abat sur le crane lisse -et un peu visqueux de bouillabaisse- de son adversaire, et le vieillard s'exclame d'un air narquois : ***

*** Son hilarité se transforme hélas rapidement en une impressionnante quinte de toux...

Autour d'eux, un cercle s'est formé, mais personne n'ose visiblement intervenir et tenter de séparer les deux vieux... ***

*** Ce n'est qu'au moment où Krepion se sent la cible d'un nouveau sortilège qu'il se rappelle la présence de Tchakok. Il s'apprête à le tancer vertement et de lui recommander pour la deuxième fois d'aller jouer ailleurs lorsqu'il s'aperçoit que c'est encore quelqu'un de différend qui s'amuse à lui lancer un sort. Mais qu'ont-ils donc tous à le prendre pour un pantin d'entrainement pour sorciers de pacotille ?!

Une nouvelle fois la canne du vieillard le frôle et le tire de ses -profondes- réflexions. Krepion renchérit sans attendre. Enfin essaye : la tentative est fatale à son équilibre déjà instable d'ivrogne unijambiste, et le vieux marin se vautre lamentablement au sol...

Après un instant d'hébétude, sonné par sa chute, il se redresse sur son séant, l'air un peu hagard...
Un complot sans le moindre doute parfaitement agencé fait que c'est à cet instant précis qu'une intrusion mentale de l'Erudite le frappe, sous des airs de quérir de ses nouvelles.
Le regard vide du marin s'éternise le temps de lui répondre sans en prendre conscience quelques rimes en tchaë ancien, puis revenant presque à lui, il attrape une bouteille de vin -heureusement intacte- et s'en enfile quelques gorgées avant de se mettre soudain à chanter bruyamment avec inspiration...

Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande !

Quand j'pense à Félicie
Je bande aussi !

Quand j'pense à Léonore,
Bons dieux je bande encore !

Mais quand j'vois à Thanakis
Là je bande comme dix !
***

*** Tineä était en retard, comme d'habitude.
Rapide comme une tortue arthritique, elle avait été ralentie par une jeune tydale qui voulait absolument rencontrer Timeo, et lu avait fait la causette le long du chemin. Non que Tineä détesta faire la causette, mais cela avait tendance à l'essouffler davantage encore.
En pestant que ses papillotes de bar à la sauce aux pommes étaient trop froide, elle pénétra sous le chapiteau.

Elle fit irruption au banquet à la fin de l'action, et sa tension déjà haute monta brusquement.
Comment ? Ce vieux marin osait s'en prendre à son jumeau ? Ca n'allait pas se passer comme cela, ca non ! Il n'y avait qu'elle même qui avait le droit de le martyriser !

Elle s'élança, à pas peu assurés, à la pleine vitesse de la chenille de course, vers Timeo.
Sa course la conduisit au côté de Krepion, qui gisait là. La canne de la vénérable Tineä vint -innocemment, et uniquement de par sa vision brouillée par la colère, assurément- écraser la main du digne marin.
Et si elle y avait mis tout son frêle poids ce n'était que pur hasard, sans le moindre doute.

Puis, elle alla se placer devant son frère, prête à le défendre par tous les moyens de cet impoli goujat.


La vieille posa son plat qu'elle avait réussi à préserver jusqu'alors, et eut une moue dégoûtée en reniflant Timeo. ***

*** Tineä se retint d'aller tirer la barbe de son frère. De toute façon, elle avait épuisé ses dernières forces dans l'attaque vengeresse de Krepion.
Elle se contenta de se défendre par la parole : ***

*** Elle jeta un coup d'œil intéressé à l'ennemi de son frère qui se traînait par terre.
Un marin ? Aaah, la marine, les jeunes matelots bien musclés, le prestige de l'uniforme, l'âme aventureuse....

***

*** Sekaï regarde la scène avec consternation et se dit que les Benedwal avaient vraiment le même caractère... ***

*** Elle s'assit et resta en spectateur se demandant si le vieux marin aller rester sur le ring ou abandonner la partie avec l'entrée en force de Tineä. ***

*** Alors qu'il navigue sur une mer de félicité, rêvant d'improbables déclarations fougueuses de l'Erudite, une violente crampe à sa jambe de bois ramène le vieux tchaë saoul à la réalité : le petit teigneux vient à nouveau de lui lancer un sort, que Krepion reconnait aussitôt, pour en avoir déjà été la victime à Korsyne : sous l'excuse d'un prétendu apport d'énergie, ce sortilège sournois provoque les pires crampes aux mollets que le marin ait jamais connu !!
Krepion commence à se trainer en arrière en se massant la jambe -la vraie- quand la douleur disparait entièrement. Sous l'effet d'un nouveau sortilège... Décidément, il s'est peut-être trompé de banquet, et s'est rendu par mégarde à un colloque thaumaturgique ?

N'aie pas peur, lui glisse le jeune auteur de ce dernier sortilège avant de réitérer sa magie sur la bosse qui commence tout juste à pousser sur le crâne de Timeo.
Krepion grogne vaguement, par principe, mais comme le sortilège vient de le sauver de ces horribles crampes, il s'abstient de commentaire à l'attention du gamin. Tiens donc, mais ne serait-ce d'ailleurs pas ce même tchaë avec qui la petite protégée de Thanakis semble s'être acoquinée ?!

Sans plus se poser de question, Krepion commence à vouloir se relever, lorsqu'une vieille musarde pénètre dans le ring tacite, lui écrase la main avec une inadvertance qui ne trompe personne, et se met à vociférer en ssarkhnesh en direction du vieux témoin.
Allons bon, voilà Bobonne qui vient jouer une scène de ménage, songe Krepion avec un bref instant de compassion pour le vieillard acculé.
Qui ne s'en sort pas si mal, ignorant la vieille mégère pour l'aider à se relever.

Krepion se sent déjà un peu désemparé par ce changement subit d'attitude, mais l'exclamation finit de le prendre au dépourvu : il se retourne vivement, tandis que son esprit brumeux se partage entre euphorie et terreur au nom de l'Erudite, mais il n'aperçoit qu'une silhouette largement plus grande et plus poilue que celle de la dignitaire tchaë, et autrement moins bien fournie que cette dernière en matière de pare-choc. Un nelda, rien à voir avec la sorcière bleue.
Ce vieux crouton devrait sérieusement songer à investir dans une paire de binocles, pour en arriver à confondre la plantureuse Thanakis avec ce nelda au sex-appeal plus que déclinant, songe Krepion en se relevant machinalement, sans ménager ledit crouton.

Il rend brièvement son regard à Tineä, avant de glisser à Timeo : ***

*** " Gardez-vous des vieilles moules, elles sont pestilentielles ! "... Se remémore soudain le vieux marin. Ce rêve, incarnant la langoureuse Thanakis... c'était prémonitoire ?!
Serrant un peu plus sa canne, sur la défensive, Krepion regarde en coin la vieille tchaë décrépie avec un soupçon de perplexité... ***

*** Tineä, dure d'oreille, comprit ce qu'elle voulait comprendre, soit : ***

*** La petite vieille partit d'un rire jaune et un peu nerveux à l'idée d'être mariée à son jumeau, puis passa à un ricanement de vieille sorcière et finit par un gloussement coquet.

Reprenant finalement son sérieux, elle sourit à Krepion. ***

*** Et, à ces mots, elle sortit de son panier d'osier une énorme tarte à l'aspect fort appétissant, et exhalant une puissante odeur d'alcool. ***